Mouvements contre la loi El Khomri, Nuit Debout… : a-t-on avancé ou régressé depuis 1995 et 2010 ? Que dire de l’usage magique du slogan « grève générale » ? Un piège national-étatiste ne menace-t-il pas la "gauche radicale" ?...
J’ai été un des animateurs de la pétition de soutien aux grévistes, dite « pétition Bourdieu », en décembre 1995.
J’avais la trentaine et je sortais depuis peu des impasses d’un engagement au Parti socialiste à la fin des années 1970.
Une nouvelle gauche radicale prenait corps. Pierre Bourdieu et Daniel Bensaïd en constituaient les figures intellectuelles principales.
Soucieux d’ouverture internationaliste, dans un moment d’émergence altermondialiste, attentifs au surgissement du nouveau en ne cherchant pas à le catégoriser trop rapidement dans les labels anciens, ils incarnaient l’imagination et la rigueur. Les vingt dernières années, nous avons été incapables de bâtir une alternative et j’ai déserté les partis pour un militantisme anarchiste.
Aujourd’hui des picotements émancipateurs réapparaissent. Ces espoirs pourraient être tués dans l’œuf par un poison que l’anti-néolibéralisme de 1995 a contribué à enfanter et qu’il n’a pas sur contrecarrer : le national-étatisme. En tant que génération militante et intellectuelle nous n’avons pas été à la hauteur des défis de l’époque. « Dérisions de nous dérisoires » chante Alain Souchon dans Foule sentimentale…
De l’usage magique du slogan de « la grève générale »
La réactivation de mouvements sociaux autour du refus de la loi El Khomri a pris des formes diversifiées : mobilisations sur internet, Facebook et Twitter, manifestations et grèves classiques, Nuits Debout…Cette contestation multidimensionnelle a eu le grand mérite de redonner des couleurs à l’espérance quand l’extrême droitisation semblait inéluctable. Pour « aller plus loin », nombre de militants organisés et d’intellectuels critiques pointent une direction unique : « grève générale ! » Rares dans la gauche radicale sont les analyses plus prudentes comme celles avancées du côté des animateurs d’ATTAC (1).
Ce qui est présenté comme « la solution » pourrait cependant constituer un enterrement des potentialités novatrices en train de brouillonner sous nos yeux au profit d’un fantasme historique qui a rarement été opérationnel en France en dehors de Mai 1968. « Le mort saisit le vif ! » lançait Marx dans la préface à la première édition du Livre I du Capital en 1867. Le passé mort tend souvent à figer le présent vivant en jouant le rôle d’éteignoir de ses possibilités.
Transformée un mot d’ordre passe-partout, indépendamment des circonstances, la grève générale pourrait passer à côté des composantes inédites de ce qui est en train de se fabriquer au profit de ce qui serait supposé devoir être. Pourtant, les Proudhon, Marx, Bakounine, Louise Michel, Pelloutier, Jaurès, Lénine, Rosa Luxemburg, Trotsky…, dont se réclament les stratèges dogmatiques d’aujourd’hui, étaient, quant à eux, des praticiens de l’analyse concrète des situations concrètes, et non des partisans de « modèles » à appliquer de manière rigide, sans tenir compte des caractéristiques des conjonctures de l’action. Á l’inverse, une tyrannie de « la grève générale » risque de nous enfermer dans un « tout ou rien » démobilisateur, nous poussant dans la voie de la déception via les effets ensorcelants d’un auto-illusionnisme rhétorique.
2010 déjà : de la grève générale à la guérilla sociale durable ?
Déjà lors du mouvement opposé à la contre-réforme des retraites de 2010, la grève générale apparaissait comme un Sésame. Il était pourtant visible que ce slogan ripait sur le réel et empêchait d’envisager d’autres consolidations et d’autres prolongements. En fin de mouvement, j’avais esquissé l’hypothèse d’un cadre pluraliste alternatif : celui d’une guérilla sociale durable pragmatisant l’outillage conceptuel de la gauche radicale au contact de Michel Foucault (2).
Ne regrettons pas la diversité des sites de luttes, pour en faire au contraire le réservoir pluridirectionnel d’une durabilité mobile. Attaquons les pouvoirs économiques et politiques par différents angles entre lesquels trouver des liaisons originales ne passant pas nécessairement pas le tous en grève en même temps. Ouvrons de nouveaux fronts quand d’autres apparaissent fourbus. Ponctuons cette temporalité plus longue par des initiatives interprofessionnelles. Valorisons les espaces de parole coopérative et délibérative comme Nuit Debout. Trouvons des associations avec les expériences alternatives (type AMAP, squats autogérés ou universités populaires) comme avec les dissidences artistiques et intellectuelles…Tout cela en étirant le temps, en décalage avec la fascination du capitalisme néolibéral pour l’immédiat et l’accéléré.
En octobre 2010, j’avais été traité de « défaitiste », voire de « traître ». Puis, très vite le mouvement s’est éteint, en pesant pendant plusieurs années comme une lourde défaite du mouvement social, sans que des bilans critiques en soient vraiment produits. Et on recommence maintenant comme si de rien n’était…la bouche pâteuse d’une grève générale de plus en plus sirupeuse.
La grève générale constitue un des outils de généralisation plus ou moins ajusté aux mouvements réels à disposition des résistances sociales. Un observateur-sympathisant du syndicalisme libertaire des Bourses du travail et de la première CGT, Georges Sorel, en a fait en 1906 dans ses Réflexions sur la violence un « mythe » mobilisateur permettant de stimuler les imaginaires ouvriers. Actuellement dogmatisée comme un point de passage obligé, elle détourne plutôt de l’imagination au profit de recettes inopérantes.
Le piège unitaire et centraliste dans la fabrication de la politique : le fantôme de Hobbes
Par ailleurs, elle a de fortes accointances, dans ses usages fusionnels actuels éloignés de son esprit libertaire d’hier, avec la façon dominante de fabriquer de la politique dans les États-nations modernes. Thomas Hobbes en a donné une formule théorique en 1651 dans son Léviathan : tirer l’Un du Multiple via le mécanisme de la représentation. Et la focalisation sur la grève générale pourrait être une manière analogue d’écraser la pluralité au profit de l’unité, voire de la centralisation si prégnante dans les traditions politiques françaises.
Cet aplatissement unificateur est porté au sein de la gauche radicale aussi bien par les schémas républicains que par des marxistes héritant de l’avant-gardisme léniniste, reconduisant les catégorisations de l’État-nation dans la confrontation avec lui. Il est alourdi du poids d’un « logiciel collectiviste » sur la gauche française depuis l’après-guerre de 1914-1918, marginalisant les individus au profit du collectif-roi. On le retrouve chez ceux magnifiant dans Nuit Debout un « désir de communauté », en oubliant d’observer la dynamique d’individualités discutantes et coopérantes qui s’y joue.
Fabrications libertaires de la politique
Les sensibilités libertaires ont ouvert historiquement d’autres façons de fabriquer du commun sans annihiler la diversité, en réévaluant la place d’individualités associatives et en prenant au sérieux la pluralité des formes de domination (de classe, de genre, raciste, homophobe, étatique et politicienne, etc.) sans chercher à les fondre dans une contradiction capital/travail vue comme principale.
Elles renaissent à travers les modes de contestation composites actifs sur les réseaux sociaux ou à Nuit Debout, quelque peu comprimés par les schémas unificateurs traditionnels de ceux qui sont présentés médiatiquement comme « les initiateurs » et les porte-parole de mouvements qui récusent justement les représentants autoproclamés. Or, si on a besoin d’intersections communes, de moments partagés, de revendications convergentes, la fusion des luttes pourrait s’avérer mortifère. Un des pionniers de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, parlait significativement d’« équilibration des contraires ».
Le poison national-étatiste dans la gauche radicale
Le péril unificateur est renforcé par la double fétichisation de l’État et de la nation intervenue dans la dernière période au sein des milieux intellectuels et des sympathisants de la gauche radicale à l’occasion des débats sur la sortie de l’euro et de la crise grecque. Un poison national-étatiste s’est répandu. Il n’a pas beaucoup d’avenir politique face aux rapports de forces favorables au souverainisme d’extrême droite. Le national-étatisme républicain de gauche radicale peut juste constituer un ruisseau accompagnant le fleuve montant du national-étatisme xénophobe d’extrême droite, en participant à consolider l’évidence que l’alternative à la mondialisation capitaliste serait nationale et étatique.
Dans l’ambiguïté du référent « anti-néolibéral » de 1995, qui a depuis connu des succès à l’extrême droite, nous n’avons pas vu qu’il n’y avait pas deux gauches mais au moins trois : la social-libérale, la nationale-étatiste et celle de l’émancipation, internationaliste et libertaire. L’émergence de cette troisième gauche a du mal à s’opérer dans le confusionnisme avec le national-étatisme.
Ambiguïtés du texte « Nuit debout peut être porteur d’une transformation sociale de grande ampleur »
Le récent texte collectif « Nuit debout peut être porteur d’une transformation sociale de grande ampleur » publié dans Le Monde daté du 4 mai 2016 exprime bien cette équivoque. On trouve, par exemple, parmi ses signataires le principal théoricien du national-étatisme français, Frédéric Lordon, et un représentant d’un renouveau anarchiste de l’anthropologie américaine, David Graeber. En partant d’une mythologie pauvrement hagiographique de la « gauche antilibérale et anticapitaliste » depuis 1995, cette tribune d’intellectuels critiques enfonce le clou du stéréotype de « la grève générale », « décisive pour opérer la jonction entre occupation des places et mobilisation sur les lieux de travail ».
Et cette soupe idéologique remâchée passe à côté de la composante proprement spirituelle, dans l’acception non nécessairement religieuse de l’exploration individuelle et collectif du sens et des valeurs de nos existences, qui sourdre des paroles libérées sur nos places. Comme une façon de rebondir après les chocs traumatiques des attentats de 2015. Face à cela, le caractère étriqué de l’intelligence stratégique politicienne redouble le dessèchement spirituel propre à l’ordre marchand.
La difficile tâche de décantation d’une gauche libertaire revient aux nouvelles générations militantes, artistiques et intellectuelles engagées dans les mouvements en cours. L’effort d’analyse autocritique des écueils qui nous ont fait échouer pourrait les aider.
*Ce texte est la version développée d’une tribune paru sur Le Monde.fr le mercredi 11 mai 2016 sous le titre « Le mort saisit le vif : génération 95, national-étatisme et troisième gauche » .
Philippe Corcuff est maître de conférences en science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, HDR en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes, membre du laboratoire de sociologie CERLIS (Université Paris Descartes/CNRS) ; co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon et de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes.
Sensible aux enjeux de l'écologie politique, il considère qu’elle a sa place dans un projet d'émancipation. Il a du reste intégré des questionnements écologistes dans ses discussions critiques de courants tels que l'éthique de la responsabilité écologique du philosophe Hans Jonas, la philosophie politique de la nature du sociologue Bruno Latour, ou encore la sociologie du risque d'Ulrich Beck…
Il a participé au milieu des années 90 à la conception du projet politique ayant trait à une « social-démocratie libertaire » et co-animé un réseau appelé « Sensibilité Écologiste Libertaire et radicalement Sociale-démocrate » (SELS).
Derniers ouvrages parus : Pour une spiritualité
sans dieux (Textuel, Collection Petite encyclopédie critique, mai 2016), Enjeux
libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (Éd du Monde libertaire, 2015), Polars, philosophie et critique
sociale (Textuel, 2013),
Où est passée la critique sociale ? (La Découverte, 2012), La gauche est-elle en état de mort cérébrale (Textuel, 2012)
Notes :
(1) Voir Annick Coupé, Thomas Coutrot, Nicolas Haeringer et Aurélie Trouvé, « Que peut Nuit Debout ? », Mediapart, 21 avril 2016, https://blogs.mediapart.fr/thomas-coutrot/blog/210416/que-peut-nuit-debout
(2) Philippe Corcuff, « Pour une guérilla sociale durable et pacifique », Mediapart, 18 octobre 2010, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/181010/pour-une-guerilla-sociale-durable-et-pacifique
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