Depuis un an, je me suis beaucoup penché sur la question de notre rapport au temps et à l’histoire.
Avec comme principale source d’inspiration les écrits de Walter Benjamin. Aujourd’hui, comme me le suggère mon ami Philippe Corcuff, fort prolixe sur différents sujets en ce moment, je me demande s’il ne serait pas temps d’introduire « du jeu et du je dans les croyances religieuses et politiques » ? Ce qui ne signifierait pas, dans mon esprit en tous cas, bannir pour autant l’emploi du « Nous » tellement galvaudé, désincarné de nos jours. Au contraire, mais en y intégrant des grains de sable, des brisures de quartz, voire des "éclats de diamants". Les échanges avec mon entourage, parfois même mes amis et mes potes, plus encore la lecture des posts sur les réseaux dits “sociaux” m’y invitent largement.
La polyphonie de significations du verbe "croire" est telle qu’elle pourrait inciter à récuser toute composante de croyance, notamment en matière religieuse ou politique. Mais ce serait ignorer le principe d’incomplétude qui caractérise tellement les Hommes, qui fait que c’est plus fort qu’eux, qu’ils ne peuvent s’empêcher de croire, pas forcément en continu, mais de temps à autre, et pendant des moments qui peuvent parfois durer un siècle !
Nous en tirons tous les deux, et sans doute beaucoup d’autres avec nous, plutôt une invitation à y introduire du « jeu » (de la distanciation réflexive) et du « je » (de l’individualisation). Quitte à contrarier et les conservateurs, et les libéraux, et les soi-disants « Thierry » d’une gauche dite « radicale », et quelques « fous de dieu » groupusculaires mais pas moins dangereux d’une gauche ultra, et, je dirais même, certains progressistes d’une social-démocratie devenue quasi nihiliste. Et tout en résistant à la violente et terrible tentation du “tout se vaut”.
Rompre non pas avec toute croyance, ce qui serait mission impossible, mais au moins avec l’enfermement dans des absolus. S’émanciper de la logique où les individus collent aux croyances, afin d’élargir des espaces d’autonomie personnelle. Ce qui n’a évidemment pas grand-chose à voir avec le narcissisme politique, religieux, voire pseudo-religieux, qui envahit depuis des années notre espace. Cela concerne certes les dogmatismes susceptibles d’être portés par des croyances religieuses, mais aussi les dogmatismes affectant des croyances antireligieuses comme des croyances politiques.
Un tel angle de vue redonne de l’actualité à l’agnosticisme dessiné dès l’Antiquité grecque par Protagoras - ce qui ne serait pas forcément une mauvaise chose à y regarder de près - moqué par le camarade Platon comme « sophiste ». Protagoras avançait ainsi dans son texte Sur les Dieux : « Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont dans leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine. » Ce type d’agnosticisme suffisamment lucide pour manier le cas échéant la pointe d’ironie met entre parenthèses la question des croyances religieuses en tant que se référant à des absolus échappant à la condition humaine, mais ne les combat pas au nom d’un autre absolu constitué par la non-existence de(s) dieu(x). En tous les cas, il intéresse aujourd’hui - plus que l’athéisme ? - le religiophobe que j’ai quasiment toujours été dès le lendemain de ma communion solennelle…
Philippe met fort opportunément en rapport de manière suggestive cette analyse tirée de Protagoras avec un fragment célèbre de ses Discours terrassants : « L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence ; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence. » Si l’on associe les deux extraits, on dirait qu’on peut y lire une invitation à laisser de côté les absolus religieux, comme d’autres absolus, dans la construction des cités humaines dont nous rêvons, à visée démocratique, basées sur des conventions humaines, imparfaites, fragiles et révisables.
À l’opposé, ce que Pierre Bourdieu a appelé « le fétichisme politique » active une tendance à l’absolu dans l’ordre des croyances politiques, tant du côté de « l’homme providentiel » vis-à-vis de lui-même que de certains de ses partisans les plus enthousiastes. Dans une telle magie politicienne, aussi bien le leader que ses fans collent à ses supposées caractéristiques extraordinaires. Je ne souhaite évidemment pas me pouiller avec les uns ou les autres - surtout pas avec mes nouveaux amis (sic !) - mais les cas d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon (et son fameux « moi, je » dont il n’est pas le plus manchot pour en prendre la posture) lors de la dernière élection présidentielle pourraient documenter assez bien ce schéma (sic !)
Il ne s’agit pas de prétendre rompre tout lien avec les croyances en politique, car les fils de la confiance et de l’engagement ne sont pas à éliminer si l’on veut éviter un nouvel absolu, nihiliste, cette fois. Mais on pourrait mettre à distance l’adhésion, au sens de coller à des personnes, des organisations, des programmes...Du reste, on voit bien combien, à la faveur une fois de plus de la dernière Présidentielle, les citoyens de moins de 40 ans, les trentenaires notamment, sont en demande de cela, privilégiant les engagements à la carte, la démocratie numérique, l’open data, les « civic tech ».
Je me demande s’il ne faudrait pas promouvoir comme un décollement dans l’engagement, qui ne serait pas pour autant contre l’engagement.
Un autre Sieur inspirant, au charme sans doute plus désuet, Boileau, que j’ai recompulsé un peu lors des vacances d’automne, écrivit « Une servile peur tint lieu de charité. » Car la peur n’est pas honteuse, mais elle peut conduire à des actes honteux. Ce qui est plus honteux encore, c’est de bâtir une politique sur les conséquences attendues de ces actes. Ce fut le sport favori de nombre de politiques depuis 10 ans au moins. N’est-il pas temps de refuser l’engrenage vicieux des peurs dépolitisantes, de repousser le temps des frayeurs et des rumeurs ?
L’auteur d’ “Octobre 17, la Révolution trahie. Un retour critique sur la Révolution russe” qui respirait lui la radicalité joyeuse, dont mon ami Philippe appréciait son art et le fond de la conversation (ce qui lui avait tant manqué les quelques années qu’il passa à « faire » le sociologue chez les Verts, période Voynet, et ne m’empêcha pourtant pas de “m’établir” un temps moi-même chez eux, configuration EELV, innocent que je fus !) posait deux ans après 2002 que « la politique a pour vocation de dissiper les passions tristes que sont la peur et l’espoir. Une politique réduite à la gestion apeurée d’un présent qui tourne en rond et « piaffe sur place » n’est plus, au contraire, qu’une politique négative, une antipolitique sans horizon stratégique. Les politiques de résistance et d’émancipation procèdent toujours d’une peur dominée et d’une angoisse conjurée ; lorsque, dit-on, la peur change de camp. »
Je veux rester déraisonnablement optimiste. Est-ce viable ? Et si nous choisissions de troubler les croyances politiques comme d’autres croyances ?
Et si nous les laissions gagner par un trouble agnostique ?!
Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé.
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