Jean-Marie Amat, disparu le 5 mars 2018, reconnaissait André Guillot (1908 - 1993) comme son maître : « si j’ai pu accéder à une vision de la cuisine, disait-il, c’est grâce à sa patience et à la bienveillance qu’il m’a manifestée quand je ne savais pas que tout ce qu’il m’apprenait en si peu de temps était essentiel, bien au-delà de ce que j’étais alors en mesure de comprendre. »
Voilà un témoignage sur la nature de l’art culinaire, son indispensable transmission sans laquelle il n’est point d’art sinon même de cuisine. L’on relèvera, en marge de ce propos, deux des principaux traits de caractère de Jean-Marie Amat, l’intelligence et la modestie, denrées assez rares chez les chefs du moment. Mais voilà aussi qui en dit long sur les nouveaux dogmes de la composition éclatée et des dissonances culinaires à la mode. Car, poursuivait Amat en substance, la cuisine est une discipline où le temps et le travail se conjuguent en une sorte de « pensée.» Mais à la différence de la réflexion intellectuelle, ce sont les sens qui, en cuisine, « attisent, façonnent et guident la pensée » et entraînent la création.
Le patrimoine culinaire et le goût étaient, pour lui, des valeurs à privilégier. Peut-être omettait-il le style ? C’était celui de l’homme même, avec cette finesse patricienne du visage, ombré parfois de la trace d’une barbe de la veille. Une finesse qui recherchait l’essence des choses et du goût, l’épure. C’est dans cette mise à distance qu’il faut chercher la justification de ses propos, souvent lucides, sur le vin de Bordeaux : « La cuisine épicée ne sied pas au bordeaux, dit-on. Je crois que c’est faux. » En fait, précisait le chef, « à entendre un Bordelais, rien ne va avec le bordeaux ; ou plutôt, rien n’en est digne. Un grand cru prend des airs pincés lorsqu’un plat lui dispute la vedette. » D’où, sans doute, le désert gastronomique qui régnait dans la cuisine des « châteaux ». Amat était convaincu qu’un mauvais vin peut détruire l’ordonnance d’un repas, mais jamais un excellent cru ne sauvera une infâme tambouille. Une leçon aussi pour les Chartrons : Il faut rendre à César…
Au jeu des « sept familles » de cuisiniers, comme avec les personnages du Tarot de Marseillle, et ses lames historiées, Jean-Marie Amat se distinguait du classique. C’est la première lame, un lointain disciple d’Escoffier. Il ne prendrait pas les habits de l’ex-nouveau cuisinier, dont la mémoire est indéfectible et pour qui la salade ne peut être que folle. Avec la figure du caméléon, celle d’un Frégoli cuisinier, classique, cul-terreux, bistrotier, rêveur, adepte de la ligne du Sud-ouest, on se rapproche de la bilocation qui était l’une des qualités de Jean-Marie Amat, ses bistrots, sa bougeotte, et son ouverture d’esprit. Sa culture aussi. A ce jeu, Jean-Marie Amat esquissait la plus belle des cartes, celle du « bateleur ». Elle signifiait intelligence créatrice et pratique, dans l’ancienne cartomancie. Dans le jeu de la gastronomie, l’arcane de la perfection est la moins fréquentée. Il faut prendre garde qu’elle ne s’ouvre que par jeu. La haute cuisine, comme tous les arts, a pour but de nous divertir des pensées noires du temps, et de ses vaches… maigres ou folles.
Mais, ne l’oublions pas, la cuisine bordelaise a été pensée, ressassée, mijotée, par un bataillon de femmes gourmandes. Jean-Marie Amat, né en 1945 à Angoulême, une fois son C.A.P. en poche, fut d’ailleurs à cette école familiale. Car le parcours d’un chef suppose un enracinement, comme le lieu dans lequel il exerce son art. La rencontre de Jean Marie Amat, à Bouliac, avec l’architecte Jean Nouvel, originaire de Sarlat – deux destins d’artistes – témoigne de cette recherche passionnée et courageuse : « Un projet inachevé, faute de moyens », disait-il sobrement, une fois l’aventure et les ennuis passés. Mais la cuisine bordelaise, qu’en est-il vraiment ? Aimablement relevée, elle s’accommode d’ail, d’échalotes et d’épices mesurées. Et l’exquise saveur des sauces tient au maniement judicieux des vins. Déjà, pour Urbain Dubois, la lamproie à la bordelaise, aux poireaux et au vin de saint-émilion, semblait être le parangon des vertus culinaires girondines. Les huîtres d’Arcachon accompagnaient le vin blanc de Graves. La soupe d’orphie, de loubine et de mulet, faisaient avec la pomme de terre et le poireau, le régal des amateurs. La Gironde offre-t-elle encore l’alose grillée, le merlu à la bordelaise ? Qu’en est-il du caviar girondin et de l’esturgeon à la broche ? Plus résistants et trouvables étaient le foie de veau à la girondine, et l’inimitable agneau de Pauillac. La chasse permettait alors d’autres triomphes gourmands, permis ou interdits, rôtis ou en salmis.
La cuisine de Jean-Marie Amat relevait d’une apparente complexité, qu’il résolvait par la simplification et le dépouillement des composants. La charlotte d’aubergine au homard, associée à la vivacité d’une purée de tomates, ou bien les queues de langoustines grillées et la tomate confite dialoguant avec une mousseline à l’estragon ou encore l’escalope de foie de canard poêlée, juxtaposée au céleri branche et girolles, étaient les marqueurs de son territoire aromatique. Avec le pigeon grillé aux épices, oignons effeuillés, salade d’herbes et pastilla, il s’en évadait, sans perdre la maîtrise des saveurs. La cuisine bordelaise, par sa mesure, fait le désespoir des Vasco de Gama et autres Magellan des saveurs, véritables pyromanes. Mais Jean-Marie Amat savait aussi s’extasier, au cours d’un voyage en Thaïlande, devant une assiette de crevettes au gingembre et au citron vert, dont l’acidité s’arrêtait « à ce point d’équilibre où le goût devient outrance. » L’olfaction jouait aussi un grand rôle dans son appréciation des saveurs. Ses recettes étaient au cœur des choses, de la vie et de la mort, avec leurs apprêts sanglants, leurs goûts âpres de venaison, qui sont à la fois délices …et memento mori. C’est la fameuse lamproie au Sauternes, et autre civet de lièvre à la cuillère dont il disait : « un civet de lièvre est un drame olfactif aux odeurs sourdes et prégnantes. »
Avec son ami Jean-Didier Vincent, neurobiologiste et gourmet avisé, Jean-Marie Amat s’est plié au jeu, savant et jubilatoire, de mettre au goût du jour, cent soixante-quatorze ans après Brillat Savarin, une Nouvelle Physiologie du Goût (publiée aux Editions Odile Jacob. 2000).
Ouvrage savant et délicieux, formé d’un dialogue entre le savant et le chef et augmenté des recettes de ce dernier Les deux compères voyaient une marque de sagesse dans la cuisine traditionnelle du Sud-Ouest au regard de quoi la technologie alimentaire moderne leur paraissait une vraie folie. Béarnais, Landais, gens d’Aquitaine, ont su, il est vrai, préserver leur harmonie mentale à moindre frais, grâce à leurs jardins, leurs pâtis, leurs forêts et leurs rivières propres et saines. Quel tracas inutiles, quelles peurs millénaristes nous auraient été épargnées, si nous avions accepté de reconnaître les conditions naturelles, recensées par la science, de notre expérience acquise dans chaque éco-milieu.
Le cuisinier, comme l’oiseau, ne chanterait-il bien que dans son arbre généalogique ?
En dressant aux côtés de Jean-Didier Vincent un véritable fil d’Ariane de la perception gastronomique, Jean-Marie Amat avait trouvé un terrain neuf, et par une pratique fine et honnête des goûts et des parfums culinaires, il avait su accéder à une forme de connaissance, dont certes il ne pouvait livrer tous les secrets, mais dont il savait expliquer les saveurs.
La réflexion, associée à la pratique, éclairait d’une façon tout à fait originale la démarche de ce cuisinier décidément atypique, amateur d’architecture contemporaine, ouvert au monde des arts graphiques, de la photographie et de la beauté en général, également capable d’une réflexion approfondie, non sur la profession – ce qui est banal – mais sur l’essence même du métier de cuisinier, ce qui l’est moins.
Jean-Claude Ribaut, membre du conseil scientifique du PR,é a signé chaque semaine dans Le Monde du 8 octobre 1993 au 17 novembre 2012, une chronique consacrée à la table et au vin. Son propos reste ici de solliciter la curiosité du lecteur en renouvelant les approches – culturelles, littéraires, historiques, sociales – sans jamais perdre de vue l’indispensable gourmandise. A l’occasion il réhabilite la caillette et vante les mérites de la tête de veau en tortue, ou du pied de mouton sauce poulette tels que les préparaient le cuisinier Jacques Manière qui fut son mentor en cuisine. Cela ne l’empêche pas d’observer d’un œil à la fois bienveillant et critique les derniers avatars de la cuisine moléculaire et le Fooding. Sa première chronique gastronomique est parue en 1980 dans Le Moniteur des Travaux Publics, sous le pseudonyme Acratos (celui qui ne met pas d’eau dans son vin). Il collabore au journal Le Monde, depuis 1989, au temps du magistère de La Reynière, puis aux côtés de Jean Pierre Quélin. Jean-Claude Ribaut est né à Valence (Drôme). Architecte D.P.L.G. et élève titulaire de l’Ecole pratique des hautes études (E.P.H.E.), il a fait ses premières armes journalistiques dans Combat, et participé à la création d’un magazine d’architecture qu’il a dirigé jusqu’en 1996. Il est le correspondant à Paris du magazine « Plaisirs » édité en Suisse et collabore à Dandy.
Jean-Claude Ribaut co-anime notre rubrique "Tutti Frutti".
Dernier ouvrage paru : Voyage d’un gourmet à Paris (Calman Levy 2014)
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