Il est un paradoxe flagrant dans nos sociétés contemporaines et occidentales : nos parcours de vie sont sécurisés (assurance maladie, perte d’emploi, retraite, etc.). Les incitations à la réduction des risques liés à nos comportements (tabagisme, accidents, etc.) sont fortes. Nous sommes dans une société qui favorise une approche, de plus en plus, préventive plutôt qu’une approche curative. Pourtant, la notion de risques n’a jamais été aussi présente dans le débat public et dans notre quotidien. Elle relève aujourd’hui des grandes menaces planétaires (environnement, technologie, etc.).
Ces risques réveillent en nous des visions apocalyptiques du monde, sans que cela ait réelle prise et impact sur nos habitudes et comportements. Ces visions pourtant déjà une réalité dans certains endroits du monde, sont le résultat de décisions contraire à l’éthique, d’activités illicites et d’abus de droit, que nous constatons sans toujours pour autant dénoncer. La protection dont nous jouissons et le confort dans lequel nous sommes installés ne devraient pas enchaîner notre parole quel que soit le contexte. Si la maîtrise des risques incombe aux institutions compétentes, la vigilance et la veille doivent, quant à eux, être le fait de tout un chacun, que nous soyons citoyen, salarié ou consommateur.
Dans un monde où les catastrophes humaines et environnementales ne connaissent pas de frontières où les impacts sont systémiques et de grande ampleur, nous sommes tous des potentiels lanceurs d’alerte. Donner l’alerte est un acte responsable et citoyen qui doit être valorisé et surtout facilité. Le silence tue des enfants, des femmes et des hommes ; la catastrophe de Rana Plazza (1) en est malheureusement une illustration évidente. Le silence nuit à l’intérêt général ; le Dieselgate (réduction frauduleuse des émissions polluantes de NOx (2) et de CO2 de certains moteurs diesel et essence) aurait pu être évité si les salariés de Volkswagen évoluaient dans une entreprise où la culture interne favorisait davantage la liberté d’expression. Le silence coûte cher à la société ; les pesticides et leurs incidences sur la santé humaine ont un prix, payé par le contribuable et non par l’entreprise qui commerciale ses produits néfastes à l’environnement.
Il faut libérer la parole. La libérer dans l’entreprise est une nécessité, une priorité ! Comment libérer la parole dans des structures attachées aux secrets des affaires, hiérarchisées, où la dépendance économique à un employeur déséquilibre les rapports de force ? Car les risques pris par un lanceur sont énormes, licenciement harcèlement, procès, accusations de diffamations, menaces pour l’entourage… Avec quelles certitudes par ailleurs, le salarié peut dénoncer une décision contraire à l’éthique humaine, sociale et environnementale quand celui-ci ne dispose que de quelques faisceaux d’indices, qui peuvent pourtant être précieux pour prévenir une catastrophe à venir ? Et même si le contexte de l’entreprise est relativement favorable aux lanceurs d’alerte, le poids des réseaux et des relations en interne comme en externe, la crainte de faire une croix sur sa carrière dans son secteur d’activité favorise le silence et peut même conduire le salarié à mettre en œuvre des actes contraires à sa propre morale et à l’intérêt général.
Protéger le lanceur d’alerte est une nécessité absolue pour prévenir des catastrophes humaines et environnementales. Ils sont aussi une aubaine pour l’entreprise ! En matière environnementale, sensibiliser ses salariés à la vigilance et à l’importance de la mise en conformité de l’activité au droit de l’environnement peut réduire significativement la survenance d’accidents. Ces derniers sont coûteux en ressources financières et impactent négativement la réputation de l’entreprise. Les organisations de la société civile poussent, par ailleurs, à la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans les décisions de l’entreprise, en intégrant dans les plus hautes sphères de l’entreprise les principes de la responsabilité Sociale d’entreprise.
Une revendication entendue dans le cadre du projet de loi PACTE (3) ? Trop tôt encore pour le dire mais une fenêtre s’est ouverte pour questionner la notion de société, définition qui n’a jamais évolué depuis le code napoléonien. L’entreprise devrait, dans le cadre de ce projet de loi, prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux. Nous pourrions nous orienter vers une position qui incite à la justification des choix de l’entreprise, qui rendraient alors des comptes au-delà de la stricte mise en conformité. En attendant, les entreprises de plus de 5 000 salariés doivent déjà établir un plan de vigilance de manière à prévenir les risques en matière d’environnement, de droits humains mais aussi de corruption sur leurs propres activités mais aussi celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, en France comme à l’étranger.
Ces évolutions légales illustrent le durcissement des exigences envers les entreprises. Anticiper un accident, éviter et stopper un acte frauduleux nécessiteront la mobilisation de tous les salariés. Libérer la parole des salariés implique de modifier les postures et la culture d’entreprise ; contrôle, surveillance et méfiance n’y sont pas propices. Soyons certain que la démarche ne saurait être un acte volontaire d’entreprise sensible à ses impacts mais une obligation, inscrite dans la loi et à laquelle doivent répondre toutes les entreprises. Grâce à la loi Sapin, la France est en avance sur la question des lanceurs d’alerte, elle a créé un statut, et leur assure une protection.
L’enjeu se situe aujourd’hui au niveau européen ; un projet de directive sur les lanceurs d’alerte doit permettre d’harmoniser la protection dans tous les pays européens. Cette directive, demandée par le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, le Conseil de l’UE, ainsi que les organisations de la société civile et les syndicats vise à parer à un arsenal législatif inadéquat, fragmenté entre les États européen et inégal d’un secteur à l’autre. Confidentialité des identités et des informations, sanctions en cas d’entrave au signalement sont prévues dans le projet de directive. Les entreprises d’au moins 50 salariés seraient amenées à mettre en place des canaux et des procédures de signalement internes (palier 1) pour recueillir et traiter les alertes, en complément des 2 canaux de signalement externes (les paliers 2 et 3 : autorité compétente et média). La société civile demande une simplification de cette procédure de signalement, pour permettre au salarié d’avoir d’emblée le choix entre signaler en interne ou s’adresser aux autorités compétentes (palier 1), avant d’envisager de rendre public l’alerte (palier 2 : média).
Pour une régulation éthique des comportements et un fonctionnement socialement responsable au sein des entreprises, la directive sur les lanceurs d’alerte doit être à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux, en mettant en place une procédure d’alerte simplifiée. La directive n’est toutefois qu’une première étape pour inciter les salariés à parler. Pour que cela soit une réalité, il faudra surtout lever les freins psychologiques. Et pour cela, travailler sur les perceptions et les images : un lanceur d’alerte n’est pas un délateur, mais un leader dans l’entreprise !
Rita Fahd est administratrice de France Nature Environnement (FNE) et du Comité 21 (4).
(1) L’effondrement le 24 avril 2013 du bâtiment Rana Plazza, au Bangladesh, à Sanar, près de la capitale Dacca, dans lequel se situait un atelier de confection, a fait plus d’un millier de morts et près de 2000 blessés et se classe parmi les catastrophes les plus meurtrières. Il a révélé les formes extrêmes de production qui se cachent derrière la mondialisation, non seulement les malfaçons architecturales, l’insécurité du développement de l’industrie du textile, mais aussi l’absence de devoir de vigilance caractérisant les firmes multinationales donneuses d’ordre qui fermaient les yeux sur les agissements de leurs sous-traitants. Depuis, sous la houlette de l'Organisation internationale du travail (OIT), un dispositif dénommé Accord (Accord on Fire and Building Safety in Bangladesh), impliquant syndicats et patrons, essaie de corriger le tir en obligeant juridiquement les usines et les marques étrangères à réaliser les améliorations recommandées.
(2) NOx est le terme générique qui englobe un groupe de gaz hautement réactifs, tous contenant de l’azote et de l’oxygène, les oxydes d’azote.
(3) Le projet de loi PACTE est relatif au « Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises ».
(4) Créé en 1994, sous l'impulsion du ministre de l'Environnement, le Comité 21, Comité français pour l'environnement et le développement durable présidé par Bettina Laville, a pour but la promotion du développement durable. Il réunit des entreprises, collectivités territoriales, associations, établissements publics et média. Il se définit comme une "plate-forme qui ingénierie des synergies entre acteurs non-étatiques et étatiques pour la mise en oeuvre des ODD (Objectifs de développement durable) par les Français au plan international, pour la France au plan national, et au niveau de chacun de ses territoires ".
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