Les réactions de Jean-Luc Mélenchon aux récentes perquisitions ouvrent un fossé entre le «côté obscur» du leader insoumis (dont un #MeToo à l’envers peu souligné) et les aspirations rénovatrices que ses candidatures présidentielles ont cristallisées.
Un nouvel épisode dans l’interminable série consacrée à l’autodestruction des gauches…
Une quinzaine de perquisitions ont été organisées mardi 16 octobre 2018 dans le périmètre politique du mouvement La France Insoumise, notamment dans les locaux nationaux de LFI et du Parti de gauche (PG) ou au domicile de Jean-Luc Mélenchon.
Ces perquisitions ont été réalisées par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, dans le cadre de deux enquêtes préliminaires ouvertes par le parquet de Paris, l’une visant de présumés emplois fictifs d’assistants parlementaires européens, l’autre portant sur des soupçons d’irrégularité des comptes de la campagne présidentielle 2017 de Jean-Luc Mélenchon.
Les réactions de Jean-Luc Mélenchon à cette occasion - quoi que l’on pense des procédures en cours et de l’inégalité de traitement avec la macronsphère - ont révélé, pour certains, ou confirmé, pour d’autres, un « côté obscur de la force » chez le leader insoumis. Cette face sombre cadre mal avec les espoirs de rénovation radicalement démocratique qu’a pu porter sa candidature présidentielle de 2017 (et déjà celle de 2012). Et il signale des écarts inquiétants avec l’horizon d’émancipation politique et sociale, indissociablement individuelle et collective, incarnée largement par la gauche depuis le XVIIIe siècle.
Revenons sur quelques points saillants de ces réactions.
« Ma personne est sacrée »
« Personne ne me touche. Ma personne est sacrée. Je suis parlementaire. », avance paradoxalement le tenant d’une VIe république supposée déprésidentialisée. Et d’ajouter dans la foulée : « Voilà, c’est moi Mélenchon avec une écharpe tricolore. » Le leader Insoumis donne ainsi une sacralité à la fonction de représentant de la République, dans la continuité de l’histoire monarchique. « Ce parfum d’Ancien régime s’incrustait curieusement », note avec justesse Antoine Perraud sur Mediapart. Cette sacralité républicaine à connotations monarchistes semble hésiter entre une sacralité collective (les parlementaires dans leur ensemble) et une sacralité narcissique (« ma personne », « je suis », « moi Mélenchon »…), qui tire vers une mégalo autoritaire et ridicule, nettement moins sympathique que « La mégalo » de La fille menthe à l’eau d’Eddy Mitchell ! Elle fait alors craindre la prétention, pour un membre de l’élite politicienne, « d’être intouchable », selon les mots de Fabrice Arfi sur Mediapart.
Si l’on rompait radicalement avec les régimes représentatifs professionnalisés à tendances oligarchiques actuels pour vraiment entrer dans un âge démocratique, est-ce que cela ne serait pas à l’exercice de la citoyenneté, à un niveau individuel, et aux délibérations de l’ensemble des citoyens, le peuple, à un niveau collectif, d’être dotées d’une sacralité laïque ; les représentants, pourvus de mandats uniques non renouvelables et contrôlés de manière continue, constituant des éléments seconds au service de la démocratie ? Par contre, un slogan comme « Les politiciens professionnels d’abord ! » (que l’on peut dériver de l’attitude de Jean-Luc Mélenchon), cela a nettement un parfum suranné de vieille politique oligarchique. Ce n’est guère étonnant pour une personne comme Jean-Luc Mélenchon dont la profession principale depuis plus de 40 ans est d’être un politicien. Les évidences politiciennes se sont coagulées de manière non-consciente au cours du temps dans ce que Pierre Bourdieu appelait un habitus, doté d’une inertie par rapport aux désirs présents d’insoumission. Bref le leader insoumis n’apparaît guère favorable en pratique à l’émancipation politique vis-à-vis des chefs. Limiter les pouvoirs de l’oligarchie économique et financière ? Oui, mais dans la préservation du statut de l’oligarchie politique…surtout si elle est un jour constituée de dirigeants insoumis !
« La République, c’est moi. C’est moi qui suis parlementaire. », éructe ici le chef insoumis. Entre un plus modeste « je suis une composante élue de la République » et le mégalo « la République, c’est moi ! », il y a un écart significatif. La seconde formule préférée par Jean-Luc Mélenchon tend vers la fusion narcissique de sa personne et de la République. Ce « moi la République », comme dans d’autres déclarations passées son « moi le peuple », crée une sorte de monopole de la « vraie » République (et du « vrai » peuple) au profit du Sauveur suprême autoproclamé. Ce qui rend difficile l’exercice de la critique, pourtant indispensable à un débat démocratique pluraliste, car toute critique visant Jean-Luc Mélenchon lui-même est alors interprétée comme une mise en cause de la République et du peuple dans leur ensemble.
« Tu ne me coupes pas »…la bonne femme ou #MeToo à l’envers
Muriel Ressiguier, députée insoumise de l’Hérault, lance : « C'est des méthodes de voyous ». On ne sait pas très clairement si c’est la police ou ses amis insoumis qui tentent de défoncer la porte de leur propre local qu’elle vise. Jean-Luc Mélenchon opte, dans les précipitations de l’action, pour la deuxième interprétation et lui rétorque peu amène : « Ca va toi. On t'a pas demandé ton avis » et de renchérir peu après : « Si c'est pour faire ça, c'est pas la peine. Tu ne me coupes pas ! »
On en sait donc un peu plus sur la fameuse sacralité républicaine de Jean-Luc Mélenchon : elle appartient davantage au « moi Mélenchon » qu’aux parlementaires en général. En tout cas, il semble y avoir une hiérarchie dans la sacralité : en haut le Mâle Suprême et tout en bas…les femmes. Car c’est déjà désagréable pour un Esprit Supérieur (masculin, bien sûr !) d’être « coupé », mais en plus si c’est par une bonne femme ! Et qui parle à tort et à travers (comme souvent les bonnes femmes !), sans qu’on lui ait « demandé son avis ». L’émancipation des hommes insoumis ? Oui, surtout s’ils sont chefs. L’émancipation des femmes ? Il faudra repasser plus tard…Elles ne sont pas assez mûres pour cela…même chez les députés insoumis.
Il apparaît étonnant que cette scène sexiste ait aussi peu attiré l’œil des commentateurs à l’époque de #MeToo. Comme si le machisme constitutif de la politique dominante (y compris insoumise) était quelque chose de « naturel », de « normal »…
« Une énorme opération de police politique »
Jean-Luc Mélenchon vise ici « une énorme opération de police politique ». Et il ajoute : « Il y a juste une volonté de salir. Monsieur Macron est un petit personnage et sa bande de ministres de la même nature. », puis « C’est une volonté de leur part de nous intimider, de criminaliser notre action politique. » Le communiqué de presse de LFI du 16 octobre publié sur son site est titré, en un sens analogue : « Un coup de force policier, judiciaire et politique contre Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ».
Ce sont des marécages conspirationnistes qu’empruntent ici Jean-Luc Mélenchon et LFI pour se placer au cœur du jeu politique, puisque le Pouvoir les constituerait comme cibles principales. Au passage le « moi Mélenchon » prend un peu plus de surface encore. Ce faisant, Jean-Luc Mélenchon et LFI donnent de la légitimité à des schémas conspirationnistes particulièrement périlleux dans la période. Ainsi il n’y aurait pas dans la vie sociale et politique une autonomie et une inertie des règles et des procédures, il n’y aurait pas des temporalités décalées en fonction des secteurs concernés, il n’y aurait pas une pluralité d’acteurs non complètement coordonnées par une instance unique, il n’y aurait pas d’aléas, il n’y aurait pas de contradictions entre les différents niveaux étatiques. Tout serait sous le contrôle direct et implacable d’une volonté unique cachée, comme dans un James Bond. Dans ce cas, le siège du SPECTRE serait à l’Elysée… Or les théories du complot sont aujourd’hui en train de prendre la main, sur internet et dans les réseaux sociaux, sur la critique sociale, en remplaçant la critique des logiques structurelles d’inégalité, de domination et de discrimination, d’inspiration marxiste, anarchiste et/ou issue des sciences sociales contemporaines, par la focalisation sur les supposées manipulations cachées propres à quelques individus puissants. Les séries Z d’Hollywood remplacent Proudhon, Marx ou Bourdieu. L’extrême droite est en pointe dans ce mouvement (les Eric Zemmour, Alain Soral, Renaud Camus, Jean-Yves Le Gallou, Marine Le Pen…) qui bénéficie principalement à l’air du temps ultra-conservateur. Marine Le Pen a d’ailleurs avancé sur Twitter une défense à tonalités conspirationnistes de LFI après les récentes perquisitions :
« Avec cette pseudo affaire des assistants parlementaires, le pouvoir est donc en possession de tous les contenus, notes, contacts, etc., de tous les téléphones et ordinateurs, sur plusieurs années, des deux partis d’opposition à Emmanuel #Macron, le RN et LFI. »
Dans cette même vidéo, on doit noter un autre passage significatif. Dans l’adresse à la récente ministre de la Justice, Nicole Belloubet, qu’il a connue à l’époque où elle était rectrice (et encartée au PS), Jean-Luc Mélenchon rappelle qu’il a été « son ministre ». Le « moi la République » le conduit donc à mettre en avant sa fonction hiérarchique passée vis-à-vis de la Garde des Sceaux : « Madame Belloubet, Garde des Sceaux, vous devriez avoir honte de ce que vous êtes en train de me faire. Parce que vous m’avez connu comme votre ministre. » Partant, il valorise un peu plus son statut politicien élevé. On est loin de l’association dans la pensée démocratique classique de deux de ses axes principaux : l’autogouvernement de soi, dans un individualisme démocratique pour tous, et l’autogouvernement des peuples. Dans ce cas, on a plutôt l’autopromotion élitiste de l'individualité du seul Chef et l’hétérogouvernement du peuple par le même Chef.
Bye bye la gauche et l’émancipation ?
« Le côté obscur de la force » mélenchoniste tend à gâcher les capacités de l’homme, alors qu’il était un des rares politiciens à avoir une intelligence historique d’enjeux politiques importants de la période – et surtout les espoirs collectifs de rénovation de la politique que ses candidatures présidentielles de 2012 et 2017 avaient pu susciter. Les récentes perquisitions auraient pu faire converger des forces de gauche en situation de renaissance autour de la cause commune réformatrice d’une justice délivrée de la tutelle par le Pouvoir politique. Les réactions de Jean-Luc Mélenchon l’ont rendu beaucoup plus difficile. Les gauches continuent à s’autodétruire. L’ancienne extrême gauche comme les organisations libertaires (dont mon organisation, la Fédération Anarchiste) contribuent à leur propre marginalisation politique et ne constituent pas une alternative crédible à cette pente fatale.
Les notions de gauche et d’émancipation pourraient prochainement devenir de simples objets folkloriques. Car il n’y a pas de nécessité en histoire, et ce qui est né au XVIIIe siècle peut bien dépérir aujourd’hui. Il reste, comme appuis à l’espérance, les engagements associatifs locaux, les luttes syndicales, les ZAD et autres expériences alternatives, l’économie sociale et solidaire, la dialectique des attentes et des déceptions citoyennes, en particulier parmi ces sympathisants de gauche qui rêvent encore d’autres gauches possibles et que j’appelle « la gauche mélancolique »…et les outils des pensées critiques, notamment en sciences sociales et en philosophie.
Philippe Corcuff, est chercheur, militant, sociologue engagé. Maître de conférences HDR de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon et membre du laboratoire CERLIS (Centre de recherche sur les liens sociaux, université Paris Descartes/CNRS).
Co-directeur (avec Guy Walter) de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon dont l'ambition est de mettre à disposition des citoyens les analyses de figures françaises et internationales de la pensée contemporaine dans une logique de dialogue transdisciplinaire, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris).
Membre du Conseil Scientifique de l’association altermondialiste Attac France. Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes.
Un de ses derniers ouvrages parus (avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente) est « Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière » (Le Bord de l'eau, 2018).
N.B : cet article a également été publié sur mon Blog (Quand l'hippopotame s'emmêle...) en date du 19-10-2018, vidéos à l’appui.
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