L’économie comportementale, fruit du rapprochement de l’économie et de la psychologie cognitivo-comportementale, séduit de façon grandissante les responsables des politiques publiques depuis le début des années 2000. A nouveau promue par la remise du prix 2017 de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel à l’un de ses pionniers, Richard Thaler, elle pose que si les individus prennent de mauvaises décisions, qui ne correspondent pas à l’intérêt général, ni même à leur intérêt particulier, c’est qu’elles sont entachées de « biais de rationalité ». Un cran plus loin dans cette direction, la neuroéconomie entend isoler les structures neuronales associées à tel ou tel biais, grâce à l’imagerie médicale. Enfin, l’émergence du big data paraît offrir une connaissance presque illimitée des comportements et de leurs ressorts, démultipliant la capacité de les influencer.
Forte de leur dimension pluridisciplinaire, ces différentes démarches des économistes paraissent prometteuses.
Non seulement elles permettent de s’attaquer à une très grande diversité de problèmes, comme le changement climatique, le surendettement, le recouvrement fiscal ou encore l’obésité, mais elles le font en mobilisant un seul et même raisonnement : il suffit d’intervenir sur les biais pour infléchir les décisions dans le « bon » sens, sans même que les individus s’en rendent compte. Ainsi, depuis que, sur le site des impôts, l’option de télédéclaration est précochée, le nombre de télédéclarants a notablement augmenté : + 1,1 million entre 2013 et 2014 selon BVA, qui a participé à la mise en place de cette mesure avec la direction générale des finances publiques, permettant d’économiser du papier, du temps de traitement…
Malgré ses revendications d’œcuménisme scientifique, cette démarche se présente surtout sous la forme d’une simple division du travail qui voit la contribution des autres sciences sociales cantonnée à la collecte de faits qui seront, ensuite, intégrés dans les modèles d’économistes. Que reste-t-il alors des savoirs sociologiques, historiques, ou anthropologiques dans ces recherches ? Souvent pas grand-chose. S’attachant aux « normes sociales », elles en font la source de biais liés au conformisme des individus.
Donner à quelqu’un l’« information de la norme sociale » suffit alors à modifier son comportement, par exemple en l’informant que ses voisins remplissent deux fois moins leurs poubelles que lui. Mais quels travaux de sociologie réduisent la norme sociale à une simple information ? Au contraire, ceux-ci ont de longue date montré comment ces normes se forment, deviennent ou non légitimes, font l’objet de contestations, de négociations et d’appropriations. Utiliser l’expression « normes sociales » ne signifie pas nécessairement les avoir étudiées, ni même les avoir prises en compte dans l’analyse.
Approche individualiste
De même, l’économie comportementale assimile les dynamiques collectives à de simples phénomènes moutonniers, s’interdisant toute intelligence réelle du social. Faute de rompre avec l’approche individualiste qui est au cœur de la science économique classique, elle demeure largement aveugle aux groupes, aux relations et aux classes sociales. Si fumer des cigarettes traduit la présence d’un biais conduisant à privilégier exagérément le court terme (le plaisir immédiat) sur le long terme (les risques pour la santé), comment rendre compte du fait que ce biais « affecte » plus les classes populaires que les classes favorisées, les hommes que les femmes ?
Comment expliquer que les différents groupes sociaux n’aient pas le même risque face à l’échec scolaire ou l’obésité ?
Cette approche individualiste ouvre la voie à une « biologisation » nouvelle, et radicale, du social, dès lors qu’elle nourrit les politiques publiques. Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France et président du conseil scientifique de l’éducation nationale, récusait récemment « l’idée que les aspects sociaux demandent une analyse très différente de celle des sciences cognitives. Les déterminants sociaux s’inscrivent dans les cerveaux des personnes ; les comportements collectifs sont le résultat de cerveaux individuels » (« Les Matins », France Culture, 24 octobre).
Une telle réduction des phénomènes sociaux à des processus strictement individuels, a fortiori de nature cognitive, cérébrale ou neuronale, s’oppose au projet même des sciences sociales qui, en particulier autour d’Emile Durkheim (1858-1917) en France, a historiquement consisté à réfuter les explications biologisantes ou psychologisantes du social.
L’économie comportementale ne met pas réellement en œuvre la pluridisciplinarité qu’elle revendique, parce que celle-ci mettrait en péril ce qui constitue son noyau dur : l’homo economicus. L’économie comportementale proclame l’avoir dépassé en montrant que l’existence de biais signe l’impossibilité (psychologique ? biologique ?) des individus à se comporter spontanément en homo economicus.
Mais cette disparition est un leurre, puisque les biais sont aussi un levier pour que l’action d’un individu redevienne aussi rationnelle que celle de l’homo economicus – qui demeure à ce titre l’horizon indépassable de la pensée économique. Et, si l’économie comportementale reconnaît que les individus peuvent se conduire de manière irrationnelle, elle ne renonce pas à la possibilité de prédire leurs comportements, y compris par l’usage d’outils mathématiques ou de la modélisation.
« Biais comportementaliste »
Les enjeux de ce qui est en réalité une faible ouverture aux sciences sociales ne sont pas seulement académiques.
L’intérêt croissant des gouvernements et des entreprises pour des dispositifs qui entendent résoudre des problèmes sociaux complexes en ciblant exclusivement les biais des individus interroge.
Devant les défis auxquels font face les sociétés contemporaines, comment envisager que des « solutions » qui ne tiennent pas compte des fondements collectifs de l’action puissent avoir une efficacité durable, ou même de court terme ? Quel crédit accorder à des réponses aux problèmes sociaux qui ignorent, précisément, qu’ils sont « sociaux » ? Comment affronter le réchauffement climatique, la santé ou encore la pauvreté par le seul truchement des comportements individuels, sans penser nos villes, nos systèmes politiques, d’alimentation et d’énergie, ni tenir compte des inégalités sociales ?
L’économie peut bien revendiquer une ambition interdisciplinaire, notamment pour gagner en influence dans la décision publique.
Mais elle en est loin et semble au contraire plus hégémonique que prête à la collaboration, tant le « biais comportementaliste » est profondément ancré chez ceux-là mêmes qui professent leur interdisciplinarité.
Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Etienne Nouguez et Olivier Pilmis sont chercheurs au Centre de sociologie des organisations (CSO/Sciences Po) et sont les auteurs du récent « Le Biais comportementaliste » (Presses de Sciences Po, octobre 2018).
Henri Bergeron, co-auteur également (avec Louise Lartigot-Hervier, Patrick Hassenteufel, Francisco Roa Bastos) de « Evaluation de quatre actions du Plan gouvernemental de lutte contre les conduites addictives (2013-2017) » (LIEPP Report, janvier 2018), est membre du conseil scientifique du PRé.
N.B : cette tribune a également été publiée le 22-11-2018 par le Journal le Monde dans la rubrique
« Idées »
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