Officiellement, pour l’état civil, Georges Simenon est né à Liège le 12 février 1903.
En fait, il serait né, selon l’un de ses biographes, le 13 février à 0h10, mais par superstition, sa mère aurait arrêté la pendule. Rappelons, pour l’anecdote, que ce pieux mensonge était depuis belle lurette réglé par Grimod de la Reynière pour qui « Treize à table n’est à craindre qu’autant qu’il n’y aurait à manger que pour douze ».
En 1989, à l’âge de 86 ans, il s’éteint à son domicile lausannois dans la maison rose, avenue des Figuiers, le 4 septembre à l’aube ; son corps est incinéré deux jours plus tard. Térésa, sa dernière compagne, répand ses cendres, de nuit, dans le jardin, à l’ombre du cèdre du Liban, les mêlant à celles de sa Marie-Jo, sa fille qui s’était suicidée dix ans plus tôt à 25 ans, d’une balle de révolver en plein cœur.
Georges Simenon s’était installé en 1963, avec Denise son épouse et ses enfants, à Epalinges au nord de Lausanne, où il s’était fait construire une vaste maison de vingt-six pièces avec une grande cuisine et une salle à manger où se déroulaient les agapes familiales. Il avait lui-même dessiné le plan de cette maison que le voisinage appelait le « bunker », avec toutefois une vue magnifique sur les Alpes et le lac.
Tyran domestique, d’une jalousie maladive, Georges Simenon ne réussira pas à garder Denise à ses côtés, qui sombrera dans l’alcool et la dépression avant de le quitter et de publier Un oiseau pour le chat, récit intime de dominée à dominant, l’oiseau étant dévoré par le chat. C’est à la publication de cet ouvrage que leur fille décidera de mettre fin à ses jours.
Pendant une trentaine d’années, Simenon aura donc vécu à Lausanne et produit au moins une vingtaine de titres entre 1963 et 1972, date à laquelle il cesse la forme romanesque pour se consacrer à son autobiographie en vingt-et-un volumes. Il déclare à cette époque : « Des idées, je n’en ai jamais eues. Je me suis intéressé aux hommes, à l’homme de la rue surtout, j’ai essayé de le comprendre d’une façon fraternelle… Qu’ai-je construit ? Au fond, cela ne me regarde pas. » Tant et si bien que sa maison d’Epalinges, un moment habitée par son fils, puis squattée, sera détruite en octobre 2016, pour laisser place à de petits immeubles d’une centaine d’appartements.
Avant de s’installer dans le tragique, Georges Simenon a connu une existence itinérante et parfois chaotique, mais qui n’a pas entravé une exceptionnelle prolixité littéraire dont les tirages cumulés atteignent 550 millions d’exemplaires.
Il avoue : « J’ai eu 10 000 femmes depuis l’âge de 13 ans et demi. Ce n’était pas du tout un vice (sic) », avant d’ajouter : « dont 8 000 prostituées qu’il faut compter parmi les 10 000 ». Cette mémoire d’éléphant s’applique aussi bien au domaine de la table dont ses livres rendent compte, souvent avec précision, dans ses séjours successifs, à Liège au temps de la jeunesse, à Paris, à La Rochelle puis à Lausanne.
Jan Teulings et Georges Simenon (1966)
Liège, c’est la ville-souvenir pour Georges Simenon, son enfant le plus célèbre. Liège, c’est la ville du « bien manger ». La cuisine, c’est le vrai terroir de Simenon qu’il emporte avec lui. Deux cuisines à vrai dire. Celle du père wallon, celle de la mère nordique. D’un côté la moule frite, de l’autre la potée longuement mijotée. Il y avait aussi, à Liège, le foie piqué au lard, et surtout le hareng que l’on nomme maatjes. Jeunes harengs mangés crus. Rollmops aussi avec des petits pains pistolets et la bière. Il y attendait comme en Hollande les premiers harengs pêchés de la saison. Des marchands ambulants en petites voitures blanches vendaient le poisson qui se dégustait dans la rue. C’est le plaisir des crêpes dites bouquettes, faites de farine fine et blanche.
Au fil de ses œuvres, les plats aimés de Simenon défilent
Alors voilà sur la table wallonne les chicons au jambon à la béchamel et la pomme de terre, la belle, celle qui remplace le pain. Car le pain beurré, c’est avec le café ! La bière blanche, non pasteurisée, est un régal avec la fricassée liégeoise aux princesses. Plat emblématique, comme l’apport de Simenon à la sensibilité française. Simenon habite par la pensée l’ombre d’une ville qui émerge par le souvenir. Il convient de revoir ces films, Les Inconnus dans la Maison, film de Decoin et Clouzot (1942) avec Raimu, ou bien L’Affaire Picpus (1943). Tableaux d’une époque violente, comme dans Le Voyageur de la Toussaint, avec les célèbres images de la ville sous la pluie. Par le cinéma, l’œuvre de Simenon est universelle. Comme Wallons et Français se reconnaissent autour de l’identité que leur donne la langue et aussi la cuisine.
La vraie gastronomie pour Simenon passe par les goûts de Liège, bière blanche y compris. Puis viennent la navigation sur les canaux, les voyages, le goût des bords de mer, avec Le Testament Donadieu, la délicieuse cuisine de La Rochelle qu’il préfère entre toutes, dans Le Voyageur de la Toussaint. Celle de Porquerolles, inoubliable paradis et inatteignable asile. Au fil de ses œuvres, les plats aimés de Simenon défilent, au point qu’on peut en dresser un relevé, sinon exhaustif, du moins indicatif. De la soupe à l’oignon gratinée (Signé Picpus) à la soupe à la tomate du Nord (Un crime en Hollande), sans compter la soupe vichyssoise (Maigret se défend), c’est l’enfance continuée.
Puis ce sera le soufflé Marie du port, ou bien, aux Sables-d’Olonne, le soufflé des Terre-Neuvas. Ne pas omettre, en entrée, l’omelette aux fines herbes, l’omniprésente mayonnaise et la sauce pauvre homme, faite de chapelure, de bouillon dégraissé et échalotes, pour accompagner langoustes et homards abondants dans ce temps. On retiendra encore de cette chère La Rochelle, la mouclade des boucholeurs. La friture de goujons vaut pour la navigation sur les canaux qui est son hobby. Du poisson encore voici les maquereaux au four et au vin blanc qui sont une recette du nord, dans Maigret et le tueur. La sole dieppoise est déjà bourgeoise, les rougets grillés, grondin bien sûr dans Maigret hésite. La chaudrée fourassienne est rochelaise (Le Voleur de Maigret). Sans oublier la bouillabaisse et l’aïoli de la Méditerranée. Parfois une mince apparition helvétique de l’omble chevalier avec viande des Grisons dans Maigret voyage.
La Vendée, entre 1940 et 1944, c’est le séjour de repli de Simenon dans la France profonde, tel un Curnonsky à Riec-sur-Belon, de la ville de province confortable, Fontenay-le-Comte où Simenon vit au château, au bourg plus modeste de Saint Mesmin, à la frontière des Deux-Sèvres, puis le refuge au hameau de La Roche-Gautreau. Un parcours semé de livres. Et aussi de péripéties sociales avec les autorités dans ces temps difficiles. C’est alors le temps des grands plats, tels qu’ils subsistent encore aujourd’hui. Plats que Simenon et ses amis, hôtes ou clients préparent eux-mêmes en s’invitant les uns, les autres : le lièvre à la royale, le canard à la rouennaise, la poule au pot. En deuxième service voici, les tripes à la mode de Caen, le rognon d’agneau au Madère (Maigret et le corps sans tête) et l’imparable tête de veau en tortue (Le Revolver de Maigret). Et enfin l’empyrée, cité dans La Patience de Maigret et Maigret et le tueur : le ragoût de bœuf au paprika, le bœuf miroton, le bœuf bourguignon : « Mlle Pardon dit : – Au fond c’est de la nécessité que la plupart de ces recettes sont nées… Si les réfrigérateurs avaient existé dès le Moyen Age… (Maigret et le tueur). »
Georges Simenon
Maigret n’est pas Simenon, même si secrètement, celui-ci s’identifie à la puissante image, écrasante et contraignante de son héros qu’il a créé de toutes pièces. Comme le Malade imaginaire de Molière, devient lui-même médecin par dérision, pour échapper à ses angoisses secrètes, Simenon s’identifie à cette inquiétude qui le possède et qu’il ne calme que par la fine bouffe et le commerce — c’est le mot juste — des femmes. Mais il n’est pas naïf au point de prendre des leçons de cuisine à la P. J., même logée au Quai des Orfèvres.
(Photos : SP)
Jean-Claude Ribaut, promeneur-chroniqueur gastronomique, au journal Le Monde pendant plus de vingt ans, au temps du magistère de La Reynière, puis aux côtés de Jean Pierre Quélin, est, comme le note Bernard Pivot, « grand lecteur, sa culture artistique et littéraire est impressionnante. Il ne l’étale pas. Il ne la convoque que lorsque les adresses sont des lieux de mémoire. Il embarque avec lui Baudelaire, Ernest Hemingway, Céline, Apollinaire, Tocqueville ou Pérec seulement quand il en a besoin. Comme une herbe du jardin ajoutée à la fois pour le goût et la beauté. » (...) « Autre mérite de Jean-Claude Ribaut : son écriture soignée, goûteuse, fluide, liée comme une sauce réussie ».
Sa première chronique gastronomique est parue en 1980 dans Le Moniteur des Travaux Publics, sous le pseudonyme Acratos (celui qui ne met pas d’eau dans son
vin).
Architecte D.P.L.G et élève titulaire de l’Ecole pratique des hautes études (E.P.H.E.), il a fait ses premières armes journalistiques à Combat et participé à la création d’un magazine d’architecture qu’il a dirigé jusqu’en 1996.
Il collabore aujourd'hui à La Revue (Groupe Jeune Afrique) rubriques gastronomie, tourisme, art de vivre,
Siné-Mensuel : rendez-vous culinaire, illustré par Desclozeaux, Dandy : rubrique « Bonnes tables », Tentation : Tourisme, gastronomie, Plaisirs, Gastronomie et
Voyages (édité à Lausanne) : produits, tables, Le Monde de l'Epicerie Fine : dossiers et rubrique « Carte Blanche », Le Monde des Grands Cafés : dossiers et rubrique « Carte
Blanche », Petit Journal des Toques Blanches Lyonnaises : produits, histoire, culture.
Jean-Claude Ribaut, Prix Jean Carmet 2015, est membre du conseil scientifique du PRé. Il co-anime aussi la rubrique Tutti Frutti du site du PRé avec Dominique Painvin.
N.B : Cet article a également été publié dans Plaisirs Magazine
Georges Simenon à table – Plaisirs Magazine
plaisirsmagazine.ch/georges-simenon-a-table
Écrire commentaire