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L’EMPIRE DE L’INSENSIBLE, par Dominique Lévèque

 

A quoi tient que parfois l’on ait le sentiment de quelque chose qui aurait à voir avec un naufrage ? Un signe qui ne trompe pas : que fait l’Europe en faveur de ce que l’historien Benjamin Stora appelle les « Damnés de la Mer » [1], ces centaines de milliers de migrants qui traversent la Méditerranée, ces milliers d’entre eux qui ont trouvé la mort pour avoir juste voulu échapper, pour la plupart d’entre eux, à la guerre ?

 

A quoi tient que le projet le plus important, pour la planète et ses habitants, la Transition écologique, connaisse un tel retard à l’allumage depuis la COP 21 ? La transition écologique est comme La lettre volée d’Edgar Poe, elle est sur la table - depuis au moins 16 ans - mais personne ou presque ne la voit. L’on sait pourtant qu’elle pourrait être une formidable opportunité de (re)faire société, de renforcer l’affectio societatis, non seulement cela, mais elle pourrait être un facteur de résilience socio-économique tant au plan supranational, national que local. La raison aurait commandé de définir et de mettre en place un plan, un programme avec un but, des objectifs, mais aussi un calendrier de réalisation et des financements. Pour passer du mode de production et de consommation actuel à un nouveau mode susceptible de réduire l’impact environnemental de la production, de la distribution et de la consommation d’énergie, afin de permettre de lutter contre le changement, de limiter le réchauffement climatique. C’est-à-dire concrètement pour passer d'un système énergétique qui repose essentiellement sur l'utilisation des énergies fossiles, épuisables et émettrices de gaz à effet de serre, vers un bouquet énergétique donnant la part belle aux énergies renouvelables et à l'efficacité énergétique. Les enjeux sont énormes  et dépassent la réduction de l’impact sur l’environnement : ils sont de nature sanitaire et environnemental, mais aussi politique, économique et social.  On oublie trop souvent, pour ne porter son regard - et pour la rejeter d’emblée - que sur son application dans l’ex URSS, que la planification fut une spécialité française au lendemain de la Libération. Le Général de Gaulle avait coutume de dire que « Le plan n’est pas une coercition. Il est une orientation. ». L’État concentrant, au nom de l’intérêt général, l’ensemble des actions définissant le plan, les organisant, les impulsant en veillant à lui donner une légitimité forte au travers d’une phase de concertation avec les citoyens et leurs organisations représentatives et les acteurs politiques, économiques et sociaux.  Aujourd’hui, plus que jamais, il importe de ne pas s’abandonner au mouvement « naturel » des choses. En même temps, compte tenu des enjeux et des financements requis, c’est un Plan pour le moins au niveau européen qui serait l’échelon requis.  Pourquoi, alors qu’elle avait été motrice en 2015 lors de la COP 21, la France semble dorénavant à la traîne ?  « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs » disait le Président Chirac au IVème Sommet de la Terre à Johannesburg en 2002. Si aujourd’hui, on ne regarde plus ailleurs, on a toutefois l’impression par moments que les gouvernements se contentent de sortir les pistolets à eau. Sachant qu’une autre violence surgit au chapitre du dérèglement climatique, frappant plus fortement encore les populations les plus pauvres.  Tandis qu’au chapitre social et sociétal, les transformations du travail depuis plus de 10 ans ou la défense des droits humains mettent en relief les contradictions qui ne sont pas nouvelles entre l’économie et la politique, dévoilant une autre violence spécifique qui considère les hommes comme une collection d'êtres abstraits, sans visage ni corps, comme désincarnés. La vie, la souffrance, l'attention, le Care, la bienveillance ou l'indifférence mutuelle, l’irrésistibilité de la mort, le désir d'être reconnu dans la singularité de nos personnalités, de nos « identités » plurielles, sociales, culturelles, professionnelles, sexuées et sexuelles, générationnelles, religieuses ou areligieuses, comme de nos « indifférences », sont devenus les nouveaux fragments d'une analyse globale de la société.   

  

LE FOND DE L'AIR NEOREAC  

Des éditorialistes français, jusqu’à des observateurs des plus sérieux, y vont de leur refrain sur un air du temps qui serait « révolutionnaire ». Sauf qu’il s’agit principalement d’une révolution conservatrice d’ampleur inédite qui ne semble respecter aucune limite. La vérité est que le fond de l’air est néo réac, et que cela ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier.  En France, en mai dernier, d’aucuns ont tenté de rejouer Mai 68. En vain. La mayonnaise n’a pas pris, pas plus que la « convergence des luttes », car l’air du temps a tout simplement changé. Ce qui animait les étudiants et une partie des ouvriers, il y a cinquante ans, en les poussant vers l’avenir, en les poussant à congédier (déjà !) « le Vieux » pour le remplacer par « le Neuf », anime aujourd’hui ceux qui prétendent, partout dans le monde, revenir à l’état national, quand ce n’est pas à l’identité ethnique. L’insolence elle-même dont l’esthétique pouvait être belle a changé de camp : elle n’est plus de gauche, ni même d’extrême gauche, elle est dorénavant d’extrême droite. On parle de « populisme » pour décrire ce qui est avant tout une demande de protection, qui prend la figure d’une tangente vers le retour à l’Etat-Nation, qui s’exprime, élection après élection, en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni. Mais aussi aux Etats-Unis et peut-être même l’an prochain en Inde à l’occasion des législatives.  

Le sociologue, anthropologue et philosophe des sciences Bruno Latour résume le point nodal de la situation actuelle en disant qu’ « il existe d’un côté des peuples furieux d’être privés de sol et, de l’autre, un sol hélas privé de peuples. ». C’est très vrai. Il ajoute avec une certaine lucidité : « Les journalistes et les politistes parlent de «populisme» pour décrire cette fuite éperdue vers le retour à la protection de l’État Nation, que l’on voit, élection après élection, en Italie, en Allemagne, en France même et, bien sûr, au Royaume Uni et aux États Unis. Plus une nation a profité de la globalisation, plus elle l’abandonne violemment - l’Angleterre et l’Amérique menant le reste du monde dans ce retournement d’ampleur historique. Or, dans «populisme», il y a le mot «peuple». Aussi étonnant que cela paraisse à ceux qui voudraient encore célébrer «l’esprit de Mai», le problème aujourd’hui est de se raccommoder avec ces deux termes toxiques, que l’on associe trop souvent à la pensée réactionnaire: le mot peuple et le mot sol » [2]. Il est tout aussi vrai que depuis 2007, l’air du temps est marqué par une nette porosité idéologique généralisée à l’égard des humeurs néoconservatrices. Ce phénomène a été accéléré par un certain sans-frontiérisme idéologique qui a fait des dégâts énormes qu’il n’est plus temps de regretter, provoquant des mouvements de nomadisme politiques inédits dans leur ampleur. L’effacement des lisières politiques, comme la disparition progressive des lisières géographiques, a fait qu'il n'existe plus de zones tampon, plus de terrain, plus de bois, de zone en friches, plus d’étendue où l'on puisse se poser et où l’on distinguait autrefois un ici d'un là-bas. Le tout a prospéré sur un fond intellectuel d’atonie, d’anomie, d’apathie, d’anémie morale, d’« indifférentisme », qui a commencé à frapper au début des années 90 dans les pays riches, tous les milieux, tous les courants de pensée ou de non pensée. C’est de cette époque que les piliers idéologiques ont commencé à s’effondrer de l’intérieur comme dévorés par des termites et que le « socialisme réel » s’est irréalisé sous nos yeux ahuris.

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017, on semble l’oublier tant le temps est à  on semble l’oublier tant le temps est à l’accélération, a ravi plus d’un français à l’égard d’un homme qui promettait d’habiter sa fonction et se proposait de transformer l’envie forte de « dégagisme » chez beaucoup d’électeurs, même si aujourd’hui, on voit bien les limites de l’exercice qui pourrait faire pencher la balance dans l’autre sens tout aussi excessivement. Il reste quelque chose de notable de l’issue de cette élection présidentielle : un « moment inédit » en effet qui s’est ouvert et qui dissout la conversion sociale-libérale du PS rendue sans doute possible à partir du « tournant » de 1983. Le fait est que plus grand chose - en tous les cas pas assez aux yeux de ses électeurs comme à ceux de beaucoup de ses adhérents, sympathisants du parti d’Epinay - ne distinguait le PS de la droite classique, hormis l’usage électoraliste de la xénophobie par le sarkozisme, ce qui n’est évidemment pas rien.  Sauf que sous des modalités différentes, Sarkozy et Hollande ont ouvert un boulevard au FN (RN), devenu le point d’aimantation principal du champ politique. Au sein des gauches, la gauche dite « radicale » de 1995 (NPA, PG et Front de gauche, LFI aujourd’hui), celle-là même qui cherche à se pousser du col et à se nourrir - quand ce n’est pas à les instrumenter - des manifestations actuelles dites des « Gilets jaunes », n’a pas réussi à constituer une alternative. Ses divisions de l’après-Charlie ont révélé des failles intellectuelles, d’une imbécillité, d’un égarement ou d’une rouerie - c’est selon - sans nom : il fallait être laïc ou antiraciste, contre l’antisémitisme ou contre « l’islamophobie », combattre le « racisme antimusulman » ou les « fondamentalismes islamistes » (sic !) Comme si le désir émancipateur n’enjoignait pas de faire les deux à chaque fois. Des discours ont porté des coups fatals aux gauches : propos germanophobes, comparaisons délirantes entre l’Union Européenne et le nazisme, alliance prônée avec la droite traditionnaliste de Debout La France de Nicolas Dupont Aignan envisagée avec le RN, et cela pour une monomaniaque et improbable «sortie de l’euro». Le brouillard ne se désépaissit pas et « la gauche de gauche » n’a pas échappé au confusionnisme qui marine transversalement dans l’espace politique et idéologique, à la manière des non-conformistes des années 30, dans des mixtures entre fascisme, spiritualisme chrétien et communisme. Et toujours dans l’attente de «l’homme providentiel». Hier Besancenot, Mélenchon, Tsípras, Iglesias…  Aujourd’hui (re) Mélenchon ? Il n’est pas le seul - une partie de la gauche traditionnelle a tendance à se laisser aller aussi à la même analyse, par paresse intellectuelle ou opportunisme électoral - Jean-Luc Mélenchon se réfugie aujourd’hui à la faveur des regroupements des Gilets jaunes aux ronds-points, dans une idéalisation essentialiste des opprimés, du « peuple », des « classes populaires », comme un bloc compact qui serait toujours nécessairement porteur d’émancipation. Cette essentialisation positive des groupes dominés, plus généralement des mouvements sociaux, quelle que soient leurs revendications, constitue comme une forme d’essentialisme inversé par rapport à la tendance à l’essentialisation négative du « populaire » usitée dans certains milieux dominants soumis aux stéréotypes qui font des petites gens des personnes dont il faudrait se méfier, des classes populaires, des « classes dangereuses », empreintes par nature à des accès de violence.  Force est de constater que cet essentialisme inversé est prédominant parmi une partie de la gauche traditionnelle, comme chez LFI de Jean-Luc Mélenchon et les organisations de la « gauche  radicale », depuis le début de ce que l’on appelle - un peu rapidement - le « mouvement » des  Gilets jaunes.  Certes, la perspective d’alliance avec le RN a été critiquée.  Cependant, certains de ces émetteurs « critiques » n’ont-ils pas eux-mêmes participé à mettre le doigt dans l’engrenage nationaliste, quand ils n’allaient pas jusqu’à blâmer les élans internationalistes ? N’ont-ils pas asséné des équivalences ambiguës entre démocratie, peuple, souveraineté et nation, dans le contexte grave d’une montée des nationalismes et des élans xénophobes ? Comme s’il n’y avait pas mieux à dire à un moment où les enjeux climatiques et migratoires nous incitent à penser le redéploiement articulé des souverainetés populaires sur des niveaux locaux, nationaux, européens et mondiaux. Force est de constater une nouvelle fois, grâce à leurs propres efforts conjugués, que les gauches restent moribondes en tant que forces d’émancipation sociale.   

Sinon une gauche, du moins une force « progressiste », émancipatrice, quel que soit son nom, est à réinventer, davantage pragmatique dans son rapport au réel, internationaliste dans ses idéaux, dans son souci de ce qui se passe dans le reste du monde. Le défi est énorme. Les néocons’ français et européens, cousins des néoconservateurs américains (ce groupe d'intellectuels partis de la gauche, souvent issus du trotskisme, pour occuper, pour certains d'entre-eux, des positions de choix dans les administrations de Reagan puis de Bush) ont détourné la critique sociale vers les faux-semblants d’un «politiquement incorrect», en réalité le nouveau conformisme du moment, déconnecté des valeurs du vrai et du juste. Avant-hier, on tentait souvent maladroitement de relever le défi des pensées de Marx, Bakounine, Foucault ou autres Bourdieu. Hier, on nous invitait à applaudir les vedettes médiatiques de l’intello-showbiz : Zemmour et Soral. Et aujourd’hui, on nous invite à ériger en héros, sans aucune distance ni respect critique, les plus forts en gueule des Gilets jaunes… Avec leurs cousins américains, les néocons’ ont en partage la haine du libéralisme progressiste, la défense du rôle social de la religion et de la tradition, le souverainisme, une même suspicion à l’égard de la modernité démocratique, une égale défiance contre le caractère relativiste, nihiliste des Lumières. Inspirés par Léo Strauss [3], ils semblent être rejoints, à partir de points de vue apparemment contradictoires, par des néo tocquevilliens, néo arendtiens ou néo lévinassiens, en tous les cas qui se présentent comme tels. «Un néoconservateur», selon l’ancien membre de la Quatrième Internationale Irving Kristol [4], « c'est un homme de gauche qui a été agressé par la réalité ». La réalité sociale contemporaine est en effet ce qui consterne au plus haut point les néoconservateurs à la française. Cette réalité, c'est d'abord l'absence du peuple. Ce peuple dans lequel ils plaçaient autrefois tous leurs espoirs s'est désagrégé en une « société d'individus », il s'est vautré dans les jouissances matérielles, en a perdu jusqu’à la « common decency » dont parlait George Orwell. Il ne porterait plus la promesse d'une nouvelle société, il porterait plutôt en lui une nouvelle forme de barbarie, celle qu’ils voient sévir dans certaines zones des banlieues. A chacun son bouc émissaire : là où leurs cousins américains fustigent l'ONU, les néocons’ français ont trouvé leur bête noire : cette Union européenne «sans corps», « sans identité » et « sans garde barrières » définies, triomphe «anti-politique» du règne du marché et du droit, pointe avancée du « patriotisme constitutionnel » d'Habermas et du projet kantien de paix perpétuelle. Bref une horreur.

TROIS GRANDS CHOCS A ABSORBER

Pour qui se soucie de la marche du monde comme il ne va pas, les vrais défis ne manquent pas. Il y a l’urgence écologique qui devrait être un axe important de toute politique, qui semble par moments susciter chez les dirigeants européens plus un surcroît d’ennuis que d’espérances. Il y a les conséquences des catastrophes naturelles liées à gérer et plus généralement celles du changement climatique et son lot de réfugiés à anticiper. 19 millions de personnes ont dû subir un déplacement en 2014, selon l'Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC), une ONG basée en Norvège. Songeons qu’il pourrait y avoir, d’après les estimations de l'ONU, 250 millions de réfugiés climatiques en 2050, si rien n'était fait avant pour enrayer les dérèglements environnementaux. D’autres estimations tablent sur près de 400 millions. Or rien n’est pensé véritablement sur la façon dont la communauté internationale pourra venir en aide à ces millions de personnes déplacées chaque année à cause de catastrophes naturelles. Aujourd'hui, les populations qui sont obligées de se déplacer n'ont pas de statut officiel, ce qui rend difficile leur prise en charge. Comme si, mis à part quelques Etats, on ne voulait pas voir en face les enjeux du réchauffement climatique et de la raréfaction de l’eau.  Il y a aussi l’explosion démographique, notamment celle de l’Afrique, qui comptera plus de 2,4 milliards d’individus en 2050 soit un quart de l’humanité. L’Europe quelque 500 millions. D’où le « spectre » de quelque chose, vécu par nombre d’européens, comme un « suicide démographique » à l’échelle de l’Europe et celui d’un risque de débordement brutal des zones de haute pression démographique des pays en expansion, voire en explosion démographique de l’ancien Sud sur les zones de basse pression. Et il y a le choc de la révolution numérique qui apporte le meilleur comme le pire, l’accès comme jamais à toutes sortes d’informations, de ressources et d’enrichissement culturels, mais qui est également marquée par une progression du contrôle social, voire l’émergence d’un « capitalisme de surveillance » avec la dictature des algorithmes surexploitant les données personnelles des individus en vue notamment de produire un maximum de prédictions comportementales.

Face à ces défis existentiels, les pays occidentaux - à commencer par les Etats-Unis - semblent toujours plus désorientés. Comment contourner un affaiblissement de son leadership, voire comment s’y résigner dans les meilleures conditions possibles ? La tentation du repli national est bien présente. Chez les américains, on peut aussi légitimement se demander si la tentation ne serait pas aussi grande de transformer dans le même temps cette faiblesse en opportunité, en essayant de remettre la main sur le reste du monde, sur the rest, comme ils le nomment. En gros sur tout ce qui n’est pas nord-américain. Donald Trump, leader de l’extrême droite au plan mondial, est la figure de proue de ce mouvement de révolte anti-élites, de ces pressions populistes qui ébranlent jusqu’à la « vieille Europe » et son projet communautaire, et où la fatigue démocratique se fait le plus sentir. Ce serait assurément du suicide si les Européens ne se donnaient pas les moyens de trancher leur différend et de retrouver un projet commun.

Pour construire l’« Europe européenne », notion que nous empruntons volontiers à Jean-Pierre Chevènement, la préférant à celle trop ambigüe de « souveraineté européenne », la France ne pourra pas ne pas revoir ses équations. La proposition faite par le Président de la République au début de son quinquennat était : « La France se met dans les clous de Maastricht mais j’attends en retour que l’Allemagne dégage des ressources à travers un budget européen de la zone euro équivalent de plusieurs points de PIB pour permettre une relance de l’économie et le financement de projets stratégiques d’intérêts communs ». Cette proposition se révèle être aujourd’hui une impasse : la chancelière Angela Merkel n’a pas renvoyé l’ascenseur. Le voudrait-elle aujourd’hui, qu’elle ne le pourrait plus en raison de son affaiblissement politique. Et le prochain ou la prochaine chancelière ne sera pas moins dur-e. Il est juste temps de repenser l’Europe à une échelle plus vaste et en s’inscrivant dans le temps long. 

Les Français attendent du président de la République, dont la fonction constitutionnelle est de garantir l’indépendance nationale et le respect des traités, qu’il fasse, vis-à-vis du partenaire allemand, les mises au point nécessaires et qu’il ouvre de nouvelles perspectives à l’Europe : ne rien changer à l’objectif d’autonomie stratégique mais revoir les modalités et, s’il le faut, reculer l’horizon. La manière dont se préfigure le débat des élections européennes du 26 mai 2019 n’augure rien de bon. D’autres sujets tout aussi inquiétants émergent. Ces élections seraient pour les Français un moyen d’alerter le gouvernement sur la crise migratoire, elles devraient être perçues comme un référendum anti Macron. Ressenties comme sans réel enjeu, les élections européennes apparaissent une fois de plus comme un levier d’opposition ou de soutien au gouvernement en place, dont le vainqueur risque de n’être que l’abstention.   

Quant au débat européen lui-même, il est fort probable qu’il se focalise sur la question centrale qui agite des mouvements populistes : faut-il plus ou moins d’Europe ? Question qui amène implicitement la réponse : il en faudrait forcément moins. Du projet européen, ce grand rêve de personnalités remarquables; il est à craindre qu’il n’en sera pas question ou pas autant qu’il serait souhaitable. Pas plus qu’il sera question d’adapter ce projet au monde d’aujourd’hui, à celui de demain, en pleine période de remise en cause de nos modes de vie. On le voit d’ores et déjà : avant même de s’interroger sur l’Europe que nous voulons, le débat se focalise déjà sur sa dénonciation. Le risque est donc tout autant celui d’une explosion populiste que celui d’une indifférence électorale, à l’exemple des trois derniers scrutins où l’abstention avoisinait les 60 %.  Cependant que l’Europe écologique est comme en arrêt.  Compte tenu des enjeux et des financements requis, c’est un Plan au niveau européen, pour ne parler que de notre continent, que les gouvernements, le Parlement et la Commission européenne devraient mettre en place de concert dans les meilleurs délais. Ce devrait être la vocation de l’Europe de s’y atteler tout autant qu’un choix de politique stratégique. Hors, sur la seule question du Climat, on voit bien que les Vingt-Huit ne sont pas loin d’échouer à fixer de nouveaux engagements. Les résultats sont pour l’instant insuffisants, voire très insuffisants. Et il n’est absolument pas certain qu’à la faveur des prochaines réunions de chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE, un accord soit trouvé. Alors même qu’en début d’année prochaine, en 2019, les différents Etats sont censés dévoiler leur « contribution nationale » à l’objectif mondial de limitation du réchauffement à 2 °C (par rapport à l’ère préindustrielle). Certes, la question du Brexit ou encore la relation avec la Chine comme avec l’Amérique du Nord n’aident pas à l’annonce d’un accord dans les meilleurs délais, encore moins d’un accord relevant les objectifs dans la lutte contre le dérèglement climatique, ainsi que cela a pu être envisagé un moment et espéré par les ONG, comme à la suite des diverses Marches pour le climat en Europe et dans le reste du monde. Pas plus que le retrait de Donald Trump des accords de Paris de 2015, qui considère le réchauffement climatique comme une « fakenews »  Le Parlement européen de son côté semble disposé à approuver l’idée de neutralité carbone en 2050 et d’un nécessaire accroissement de l’effort d’ici à 2030 pour réduire de manière plus tangible les émissions de gaz à effet de serre. Et le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, aimerait que l’on arrête de subventionner les énergies fossiles et entend demander des engagements supplémentaires à l’UE. Mais il faudra compter avec les oppositions, notamment celles de la Pologne et de la République Tchèque et les atermoiements de l’Allemagne qui rechigne apparemment à fixer un horizon. 

Tandis que le monde doit dans le même temps ne pas relâcher ses efforts sur les questions de pauvreté, de scolarisation des enfants, d’inégalités entre les sexes et de violences contre les femmes. Depuis 33 ans, le taux d'extrême pauvreté dans le monde est en baisse, passant de 44,3% à 12,73% et, depuis 1990, plus d’un milliard de personnes sont sorties de l’extrême pauvreté. Parmi les huit objectifs du millénaire pour le développement fixés par l'ONU, le premier, relatif précisément à l'éradication de l'extrême pauvreté et la faim d'ici 2030 dans le monde, a cependant un bilan en demi-teinte. Aujourd'hui, les problèmes d'extrême pauvreté et de faim dans le monde sont toujours d'actualité. Selon l'Onu, 800 millions de personnes vivent encore sous le seuil d'extrême pauvreté. Deux chiffres restent cependant encourageants : 29 % des pays ont réduit de moitié les taux de malnutrition chez les enfants de moins de 5 ans ou sont en voie d’y parvenir. Et plus de la moitié des « pays en développement » ont atteint ou sont en voie d’atteindre l’objectif de réduction de moitié de l’extrême pauvreté.  La scolarisation des enfants progresse dans le monde, même si plus de 60 millions d’enfants en âge de fréquenter l’école primaire n’étaient toujours pas scolarisés en 2015. Elle progresse, mais de manière inégale : si 1,6 million d’enfants n’ont pas intégré l’école primaire en Amérique du Nord et en Europe occidentale, ils sont 32,5 millions en Afrique subsaharienne. Les Nations unies soulignent la persistance des inégalités entre les deux sexes dans le monde. Les femmes continuent d’être rares dans les organes de décision : Sur 193 pays, seuls 16 sont dirigés par des femmes (soit 8,3 %) selon le dernier rapport de l'ONU femmes (le continent européen, avec 9 dirigeantes sur 48 pays faisant figure de moins mauvais élève), même si le nombre de ministres femmes a progressé, passant de 8 % en 1998 à 17 % en 2008, en 2017, un rapport de l’ONU évaluait le nombre des femmes ministres dans le monde à 732 (contre 730 en 2015). La proportion des femmes ministres se situe maintenant à 18,%, les 5 pays comptant la plus forte proportion étant en Europe et aux Amériques. Au sein des parlements nationaux, les femmes n'atteignent le seuil de 30 % des sièges que dans 23 pays.  Leur sous-représentation est également marquante dans le domaine professionnel : elles dirigeaient seulement 13 des 500 plus grandes multinationales en 2009. En France, seuls 14 % des postes de direction sont occupés par des femmes. Le taux de femmes dans les postes de direction des entreprises n’a progressé que d’1,2 point en 10 ans en France, selon une étude CSA-KPMG. Les inégalités salariales persistent aussi entre les sexes, notamment en Asie. Ainsi, en Corée du Sud, exemple emblématique, les femmes salariées du secteur manufacturier gagnent 57 % du salaire de leurs collègues masculins. L’Europe, plus en avance, a cependant encore du chemin à faire, y compris dans les pays scandinaves, pourtant les plus en pointe sur le sujet, selon les résultats de l’enquête annuelle du Forum économique mondial. Les femmes souffrent trop souvent des conséquences des guerres et se retrouvent de plus en plus systématiquement l’objet de stratégies de guerre basées sur la violence, y compris le viol. Le droit et l’accès à l’IVG sans conditions n’existe que dans 58 pays. Dans 16 pays, la majorité juridique n’est pas reconnue aux femmes. Sans compter qu’avec l’apparition des changements climatiques, le travail non rémunéré des femmes tel que le travail agricole, la collecte d’eau ou de combustible ne cesse d’augmenter.

 

[1] « Les damnés de la mer » est une réf à Les Damnés de la Terre, le dernier livre de Frantz Fanon, publié quelques jours avant sa mort (Éditions Maspero, 1961). Benjamin Stora, historien, documentariste, spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), des guerres de décolonisations et de l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe, professeur à l'université Paris-XIII et inspecteur général de l'Éducation nationale est Président du Conseil d’orientation de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée qui réunit le Musée de l’histoire de l’immigration et l’Aquarium de la Porte Dorée.  Ouvrages récemment  parus : 68, et après ? (Stock, 2018) ; Juifs, musulmans: chroniques d'une rupture (éd L'Esprit du temps, 2017) après Mouvements migratoires, une histoire française (avec Smaïn Laacher) (éd. L'Age d'homme, 2017).

Benjamin Stora est membre du conseil scientifique du PRé.

Présentation du débat "Migrants de Méditerranée, qui sont ... dailymotion.com/video/x2u0h85 Migrants de Méditerranée, qui sont ces damnés de la mer ? Vendredi 19 Juin 2015, 19h. Musée national de l'histoire de l'immigration

 

[2] Peuples sans terre cherchent terre privée de peuples (Le Monde, 6 juin 2018). Bruno Latour, philosophe des sciences et techniques, anthropologue et sociologue est professeur émérite associé au médialab de Sciences Po. Il continue d'enseigner dans le programme expérimental arts et politiques (SPEAP). Il a écrit et édité une vingtaine d'ouvrages. Il est membre de plusieurs académies étrangères, a reçu de nombreux doctorats honoris causa et a reçu en 2013 le Prix Holberg pour l'ensemble de son œuvre. Sur la question environnementale il a publié Politiques de la nature-comment faire entrer les sciences en démocratie (La Découverte, 1999) qui fait la synthèse des travaux sur la philosophie de l'environnement, puis Face à Gaïa (La découverte, 2015) et Où atterrir? (La Découverte, 2017). 

[3] Léo Strauss (1899-1973), philosophe, émigré juif allemand qui s’est réfugié aux États-Unis dans les années 1930, la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, après avoir suivi les cours des philosophes Husserl et Heidegger, est un spécialiste de philosophie politique. Il prend la nationalité américaine en 1945. Il a enseigné la philosophie politique à New York puis à Chicago. Son œuvre est une tentative de restituer le sens de la « philosophie politique classique » de Socrate et Platon jusqu’à l’aube du XVIe siècle, une philosophie qui s’articule autour des concepts de nature humaine et de droit naturel. La grande question qui traverse son œuvre est la suivante : comment le nihilisme s’est-il propagé et a-t-il dominé l’Europe à partir de l’entre-deux guerres ? Leo Strauss cherche d’abord à déterminer les racines philosophiques de cette crise de l’Occident, puis il propose un antidote radical, qu’il trouvera dans le retour à l’activité philosophique de Socrate et de Platon. Il aussi mené une critique du relativisme (« Non, toutes les civilisations ne sont pas également respectables, sinon l’anthropophagie n’est qu’une affaire de goût. »). Sa critique radicale de la modernité, le fit passer à une notoriété internationale post-mortem grâce à l’un de ses étudiants et disciples, Allan Bloom (et son livre, L’âme désarmée, paru en 1987), au point qu’il passe pour un penseur-phare du néoconservatisme américain et les néo-conservateurs en tirèrent l’idée que leur pays avait une mission de rédemption historique mondiale et d’intervention tous azimuts. L’anniversaire de sa mort coïncidant avec l’intervention en Irak, il en fut déclaré le penseur en chef. Mais, l’écrit Mark Lilla, tous ses écrits ont été passés au crible sans que l’on ait trouvé la moindre trace d’une quelconque idée de droit d’ingérence. « L’homme moderne est un géant aveugle. » in La renaissance du rationalisme politique classique (1993, paru en France chez Gallimard, 2009).

[4] Irvin Kristol (1920-2009), spécialiste de philosophie politique, journaliste, sociologue et éditeur est considéré comme le fondateur du néoconservatisme américain. Au City College il s'engagea au côté des trotskystes pendant quelques années. Après la deuxième guerre mondiale et Cambridge, il fut engagé à la revue Commentary où il travailla pendant cinq années, avant de prendre pendant quelques mois la direction du jeune "Comité Américain de la Liberté Culturelle. En 1953, Kristol (et Stephen Spender, corédacteur), fut choisi pour fonder Encounter, la nouvelle revue du Congrès pour la Liberté Culturelle, qui était basé à Londres. Il passe du libéralisme à un conservatisme traditionnel. De retour à New York, Il rejoint une maison d'édition, Basic Books, dont il devint vice-président. Il fonde en 1965 (avec Daniel Bell comme corédacteur), une revue trimestrielle, The Public Interest, spécialisée dans les problèmes nationaux. En 1972, Kristol et son petit groupe décident de quitter le Parti démocrate, considérant qu’ils n’étaient plus libéraux en quoi que ce soit. Après avoir quitté Basic Books, Irving Kristol passa 18 ans à l'université de New York comme professeur des "Valeurs urbaines ». C'est à cette époque qu'émergea le mouvement néo-conservateur. En 1968, Kristol soutient la candidature d’Hubert Humphrey; en 1972, il se prononce en faveur de Richard Nixon. Le néoconservatisme était lancé et florissait, avec Kristol comme "parrain" reconnu. Dernier ouvrage paru : Néo-conservatisme: autobiographie d'une idée (Neoconservatism: The Autobiography of an Idea, 1995). Irving Kristol a retracé lui-même son parcours i ntellectuel et politique en ces termes : "J'étais trotskiste parce qu'il y avait de bonnes raisons d'être trotskiste ; j'étais de gauche parce qu'il y avait de bonnes raisons d'être de gauche ; je suis conservateur parce qu'il y a de bonnes raisons d'être conservateur."

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