On voit mal comment l’Europe ne se redessinerait pas selon le même rapport de forces que précédemment entre la droite (PPE) et les sociaux-démocrates (S&D). Ce n’est pas en quelques mois et 3 semaines seulement à peine de campagne active que ce rapport peut être chamboulé. On pressent cependant fortement que les deux blocs principaux peuvent perdre de leur poids et voir remise en cause leur cogestion du système. La seule variable tout à fait plausible qui pourrait les amener à bouger serait que les Verts dans le cadre du groupe de la gauche unitaire européenne (GUE/NLG) maintiennent au moins leurs positions et que les libéraux-démocrates de l’ALDE fassent un score suffisamment consistant pour que la nouvelle majorité soit obligée de composer avec l’un et/ou l’autre. Il n’est pas invraisemblable que les Verts fortifient leur position grâce notamment aux Grünen, les Verts allemands pragmatiques. Ils devraient voir leur nombre de députés européens augmenté.
L’autre élément est le score qui sera obtenu par le groupe ENF rassemblant plusieurs partis d’extrême-droite dont le RN en France et la Ligue du Nord en Italie, qui semble en situation de quasi doubler le nombre de ses députés européens. Mais il est douteux qu’il constitue une variable déterminante dans une nouvelle recomposition du Parlement Européen, d’autant qu’en France, le RN, tout à son clivage « souverainistes » contre « mondialistes », pourrait paradoxalement connaître un tassement de son score par rapport aux dernières élections européennes, en dépit - ou à cause ? - de son extraordinaire plasticité depuis les années 80 sur les questions européennes. Ce qui devrait cependant suffire à le maintenir à un haut niveau qui devrait l’installer encore un peu plus dans le paysage français, le rapprochant de plus en plus de son plafond de verre. Une inconnue est également à considérer : le taux d’abstentions. Enfin, comment taire dans le même temps la crainte évoquée notamment par l’écrivain italien Roberto Saviano [1] qui redoute non sans quelques raisons que les élections soient « une débâcle, en particulier pour l’Italie. Les mensonges du monde populiste gagnent du terrain. Le néofascisme qui se répand en Europe ne se définit pas comme tel, mais comme une transversale gauche-droite qui s’en prend aux élites, aux juifs, aux intellectuels… » ? Comment ne pas voir par ailleurs les interférences des agissements d’une sorte d’Internationale de l’extrême droite, avec ces moyens financiers accordés par ces groupes de fondamentalistes chrétiens américains, évangélistes, dont il est dit qu’ils sont liés à l'administration Donald Trump et à son ancien stratège Steve Bannon, pour « subventionner » l'extrême droite européenne et imprimer dans un certain sens les prochaines élections ?
Au regard de la transition écologique, qui ne sera malheureusement pas déterminante, alors qu’elle devrait structurer le débat européen, une facilité serait qu’à la faveur des élections européennes les partis se contentent de saupoudrer un peu de vert à leur programme, en restent à faire du green wasching, sans afficher plus clairement leur adhésion à la transition écologique et leur réelle volonté de procéder aux investissements nécessaires économiques, sociaux et technologiques. En France, LaREM, La France insoumise, le PS, Génération·s, Place publique, tous, à l’approche du scrutin lors duquel les écologistes font traditionnellement un bon score, dans un contexte de manifestations internationales contre le réchauffement climatique et d’intérêt grandissant des jeunesses mondiales en faveur de la transition écologique, tous affichent leur sensibilité environnementale et vont s’évertuer, à n’en pas douter, à mettre en avant un écologiste reconnu, dûment estampillé (EELV ou ex EELV). Car si l’écologie politique en France a rendu les armes, faute de cohérence idéologique et programmatique, et une allergie de la formation politique qui l’incarne (Les Verts devenus EELV) à se coltiner les rugosités du réel, notamment au sein de l’exécutif national, la cause écologique garde le vent en poupe. Et il n’est pas invraisemblable que des écologistes sincères, au-delà de tout nomadisme ou tout recyclage politique, fassent le choix de la convergence en s’engageant sur telle ou telle liste, avec la conviction d’être en capacité de faire avancer les choses au sein d’un ensemble plus vaste, plus prometteur. Il se trouvera peut-être même d’anciens membres du Bureau exécutif, voire d’anciens secrétaires nationaux ou d’anciens ministres écologistes, malmenés par leur propre appareil politique, qui se sont résolus à admettre l’obsolescence de l’écologie politique en France, pour franchir le cap afin de ne pas abandonner leur combat. Nombreux sont ceux qui malgré des avancées jugées insuffisantes sur les enjeux climatiques, écologiques et sociaux, sont prêts à écologiser les formations qui se déclareraient candidates à porter au plus haut la transition écologique pendant la campagne européenne, moyennant l’élaboration de programmes clairs et détaillés. Alors bien sûr, comme le Vert est généralement payant, donne des couleurs à ceux qui le portent lors des élections européennes - tout le monde a en mémoire le score remarquable réalisé de 16% en 2009 par l’ancienne figure de Mai 68, Daniel Cohn-Bendit - il y aura une part d’opportunisme dans les choix opérés par les listes en présence. Mais si c’est le prix à payer pour que la transition écologique et solidaire infuse partout et gagne des places dans les sujets d’inquiétude des Français et des Européens (que sont, selon les différents sondages, la lutte contre le terrorisme, la fiscalité, l’immigration et le pouvoir d’achat), pourquoi pas ?
En Marche n’est pas la dernière formation politique à voir dans les élections européennes une opportunité et à y avoir de l’intérêt. Car il s’agit aussi, après le départ du gouvernement de Nicolas Hulot, de redonner non seulement du lustre, mais aussi et surtout plus de consistance au fameux slogan Make Our Planet Great Again. En un mot, tourner la page Hulot en donnant de nouveaux gages. De coloriser ainsi un peu plus à gauche la suite des deux premières années du quinquennat, tout en sauvegardant sa base électorale et tout en continuant à élargir vers le centre droit et en attirant un peu plus l’électorat de LR. Nul doute qu’Emmanuel Macron ne s’y engage à sa façon, car s’il est un sujet qui est un marqueur du projet politique qu’il entend porter, c’est bien l’Europe. L’enjeu pour LaREM est aussi stratégique : poursuivre la recomposition politique à l’œuvre, à ciel ouvert, depuis la victoire d’Emmanuel Macron à la présidentielle consécutive à la décomposition idéologique de ces dernières années.
Yannick Jadot, tête de liste d’EELV aux Européennes ne devrait pas s’allier avec le Parti socialiste, pas davantage avec Génération·s (encore moins avec Génération.s tant il garde un très mauvais souvenir de son pas de deux avec Hamon qu’il accusa de s’être joué de lui lors de la campagne présidentielle). Il mise aussi et surtout sur le fait que les Européennes sont LE scrutin qui sourit le plus souvent aux Ecologistes (3,37 % en 1984, 10,59% en 1989, 2,95% en 1994 (+ 2,01 GE), 9,72% en 1999 (+ 1,52% MEI), 7,41% en 2004 (+3,61% Cap 21 + 2,76% MEI), 16,28% en 2009). Il mise aussi sur le fait que sa liste pourrait attirer une partie de cette jeunesse qui s’était majoritairement tournée vers le RN lors de la présidentielle de 2017 et qui a été puissamment séduite depuis par la dynamique des Marches de la jeunesse pour le climat. Avec David Cormand, le secrétaire général d’EELV, Yannick Jadot campera sur la ligne politique de l’autonomie arrêtée en 2010 (lors du congrès d’unification d’Europe Ecologie et du Parti des Verts donnant naissance à EE-LV). Il ressortira l’antienne écolo que le Vert est au delà du clivage entre la droite et la gauche. Il ne faut jamais oublier à cet égard que si les écologistes français se disent rarement de droite (sauf à CAP21), plus souvent de gauche , il perdure une composante « ni droite ni gauche » qui s’est renforcée depuis la scission de septembre 2015 qui a vu partir nombre d’écolos réalistes, une composante qui s’est fondée sur deux éléments distincts : d’une part la fin de non-recevoir opposée par le PS et par la droite pendant de longues années, ensuite le sentiment de « trahison » (plus ressenti que réel) dès lors qu’ils se risquent à l’aventure d’une expérience ministérielle qui implique des compromis. Yannick Jadot se souviendra fort opportunément de la vision d’un Pascal Durand, un des prédécesseurs de Cormand au poste de secrétaire national, qui considérait que l’écologie politique n’était pas qu’une branche de l’arbre de la Gauche, mais bien « un arbre à part entière ». Et il aurait sans doute tort de ne pas la jouer ainsi pour cette élection. D’autant qu’un certain nombre d’électeurs de sensibilité écologiste, déçus par les deux premières années de la présidence Macron, dépités par les jeux de divisions à gauche, pourraient rejoindre les électeurs traditionnels des Verts aux Européennes en transférant sur la liste d’EELV leur vote d’adhésion à l’écologie (qui n’équivaudra pas pour autant à une adhésion en faveur d’EELV), en même temps que protestataire (dont la FI a bénéficié depuis 2012). En se disant qui plus est que de toutes les façons, cela ne porte pas vraiment à conséquences (« ça ne mange pas de pain »), il s’agit de l’Europe et pas de la France. D’autant que ces élections européennes devraient avoir, comme à l’accoutumée, peu d’incidences sur la politique nationale.
Le guide de la France Insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, se situe, lui, au-dessus du clivage droite-gauche, et essaie de se tenir loin des querelles de chapelles. Il se veut, sinon la cathédrale, du moins la nef à partir de laquelle se bâtira l’alternance en France. Et si après avoir dragué ouvertement l’aile gauche du PS, il peut continuer à cannibaliser EELV en la vidant un peu plus de ses électeurs à la faveur des Européennes, eh bien, il le fera sans aucune hésitation, considérant qu’elle est devenue une formation obsolète, vendue qui plus est au libéralisme économique. LFI qui s’est écologisé depuis 2012, et qui a colorisé son programme avec l’annonce de la fin du diesel, le repas bio dans toutes les cantines scolaires, la sortie du nucléaire, etc. Elle affiche sa promesse d’inscrire dans la Constitution «la règle verte instaurant l’obligation de ne pas prélever davantage que ce que notre planète peut régénérer», qui a payé en 2017, amenant de nombreux électeurs écologistes à voter Mélenchon, après avoir rallié en son sein une toute petite fraction des écologistes politiques d’EELV en mal d’avenir (Ecologistes Insoumis). Il est cependant assez improbable que ce cocktail entre une gauche jacobine, un trait de léninisme, une dose d’écologie et un gros doigt de populisme (revendiqué et assumé par LFI) prenne à la faveur des élections européennes. LFI garde une fonction tribunicienne et un fort potentiel protestataire à l’intérieur de l’hexagone, mais reste fondamentalement une impasse idéologique et politique et cela se voit, se sait de plus en plus. Sa vision de l’Europe est bien trop confuse pour être comprise des électeurs. Ses accents nationalistes peuvent mordre sur l’électorat, mais les électeurs préfèreront, et pour un temps encore, s’en remettre prioritairement au porte-voix original que reste le RN. En réalité, on ne sait plus vraiment quelle est la ligne, si le « plan B », annoncé en 2016, qui consistait à quitter l’UE est toujours d’actualité ou si, à en croire des éléments de langage distillés l’été dernier, elle appelle maintenant simplement à « désobéir ». La menace d’un « Frexit » pour tenter de renégocier les traités est-elle susceptible de mobiliser, et surtout d’être fructueuse ? La confusion très réfléchie des dirigeants de LFI entre patriotisme et nationalisme leur permettra-t-il d’engranger à la mesure de leurs espoirs? Il reste qu’entretenir cette confusion est dangereuse à terme et est susceptible de préparer des jours mauvais. Ils bénéficieraient à se souvenir du mot de Romain Gary qui dit que « le patriotisme est l’amour des siens, et le nationalisme, la haine des autres ». Sans compter que sa volonté de faire de ces élections, un référendum anti-Macron a toutes les chances d’être déçue. Le risque n’est donc pas nul pour lui de passer à côté de cette échéance, voire de faire subir à LFI un accident industriel.
De son côté, Benoit Hamon, chef de la dernière-née des formations politiques, créée au lendemain de la présidentielle, Génération.s, s’inspirant du New Deal de Roosevelt dans une version revisitée par l’aile gauche du parti démocrate aux Etats-Unis, devrait être de ceux qui reprendront l’idée d’un Green New Deal européen (évoqué ces dernières années par notre ami Dan Esty et repris par Nicolas Hulot lui-même), en l’assaisonnant à son gré, tout en remettant l’accent sur certaines mesures de sa campagne lors des présidentielles de 2017 : le « revenu universel », la taxe robot ou l’interdiction des perturbateurs endocriniens. En remettant sans doute également au centre des débats la lutte contre les traités de libre échange, le poids des lobbies, la création d’un impôt européen sur la fortune et une taxe sur les transactions financières. Sauf que l’on peut douter sérieusement de la capacité politique de Benoit Hamon à entraîner derrière lui. Son piètre score à la présidentielle de 2017, le traumatisme causé à gauche qui lui est imputé, le manque d’espace politique de son mouvement qui peine à décoller, ne militent pas pour un miracle. Plutôt pour un chemin de croix ou une descente aux Enfers. C’est que la question qui se pose est celle de l’utilité de Générations.s. Il pourrait être évoqué également les insuffisances de son équation personnelle ou son manque de sens stratégique. Benoit Hamon joue gros à ces élections : sa survie et celle de sa petite formation. Surtout si sa liste n’arrive pas à atteindre le seuil fatidique des 3%, seuil à partir duquel les formations sont remboursées des frais de campagne. Le choc risque donc d’être irrémédiablement rude, cruel même pour l’ancien candidat du PS à la Présidentielle.
L’Europe mérite d’être prise au sérieux et pas seulement comme bouc émissaire ou affreux épouvantail. Ou encore comme un alibi pour les dirigeants français et européens pour cacher leur démission ou pour revenir sur les protections sociales. Elle suppose aussi d’en finir dans le même temps avec le doux rêve - ou absolutiste, c’est selon - du sans-frontiérisme qui ne s’est révélé n’être qu’une illusion. La frontière européenne est non seulement notre peau commune dont il fait prendre soin, dont la finitude même protège nos cultures, mais aussi au plan géo-politique, un « égalisateur de puissance », un vis-à-vis avec les autres puissances que sont les Etats-Unis, la Chine, etc. Il faut arrêter de s’interdire au nom de principes moraux naïfs - ceux d’un libéralisme faisant de l’Europe une volaille libre de se faire plumer - de mettre en place aux frontières de l’Europe des écluses écologiques, fiscales et sociales dans nos échanges commerciaux si elles sont susceptibles de réparer les distorsions de concurrence précisément, chères à Bruxelles. Il ne s’agit pas ici de faire l’Eloge de la frontière à la manière de Régis Debray - encore que - mais de reconnaître modestement que « les bonnes frontières font les bons voisinages et les mauvaises, les guerres de Cent ans ». Un débat très intéressant, Comment penser la frontière ? Quand l’immigration fait débat #4, organisé au Palais de la Porte Dorée à Paris en novembre 2015, précisément avec Régis Debray et Benjamin Stora, nous a conforté dans l’idée que la frontière (civique, politique) n’est pas cette barrière que l’on décrit souvent, qui nous empêcherait de parcourir le monde, au contraire, elle peut être « un remède contre le mur », un « remède à l’indifférence », une « sauvegarde du vivant ». On a souvent fait ce que l’on croyait être un pas en avant en la matière pour se retrouver au final à en avoir fait deux en arrière. Au fond, en croyant dépasser l’Etat-Nation, ce qui ne partait pas forcément d’un mauvais sentiment, on a surtout préparé les conditions d’un retour à l’Europe du XV° siècle, celle des Provinces, du séparatisme, des féodalités. Avec comme seuls gagnants : les « mafias », y compris celles des banques, et les clergés qui montent inexorablement. Il y a bien sûr une ambivalence évidente avec cette notion de frontière qui nous contrarie souvent et nous a empêché de la repenser toutes ces dernières années. Comme avec la notion de « nation » qu’on n’osait plus prononcer tant il sonnait « nationalisme ».
Il faut, nous semble-t-il, prendre la frontière pour ce qu’elle est : un mal nécessaire, un bien dangereux. Et puis, quand tout est dans tout, le sens est souvent nulle part et la loi du plus fort partout. Sa re-reconnaissance aurait une vertu qui n’est pas nulle par les temps qui courent : la reconnaissance de l’autre. Remarquons accessoirement qu’aujourd’hui, après que la réalité ait pulvérisé nos illusions, il n’y a que les riches pour se satisfaire de son absence, qui eux, vont là où ils veulent, pendant que les pauvres y vont en marchant, quand ce n’est pas en ramant. Il y a aussi les « mafias » de tous poils, y compris bancaires et financières, ainsi que les clergés et tous les disciples d’un pouvoir théocratique.
Dans le même temps, on voit bien la nécessité de sortir du cadre national, pour faire face à l’ubérisation des économies, le terrorisme, les questions de défense et de sécurité, le réchauffement climatique, l’ogre instable du système financier mondial, aux flux de populations, aux questions éthiques sur l’avenir de l’Homme, la défiance des peuples, etc. La mise en place d’élections transnationales et pour le moins l’émergence de mouvements civiques plurinationaux permettraient d’apporter de la légitimité pour des solutions collectives efficaces et ambitieuses. Un niveau de démocratie délibérative complétant la démocratie représentative permettrait aux citoyens d'être associés de manière continue aux processus politiques européens. La démocratisation et le développement d’Erasmus, la création de nouveaux droits sociaux adaptés à la numérisation des économies (droit à la formation professionnelle continue tout au long de la vie), la définition d’une politique industrielle tirant parti des technologies d'avenir sur lesquels les Européens sont en avance, la création d’une agence européenne de l’asile et de l’accueil des réfugiés seraient de nature à créer du lien et du liant et à refonder une Europe démocratique.
Notre conviction est celle-ci : l’Europe est la seule utopie raisonnable que nous ayons en ce siècle, à l’échelle de notre continent. Encore faut-il lui donner un peu plus de tangibilité, ne pas se contenter d’affirmer une volonté d’appartenance, mais aussi une détermination réformatrice. François Mitterrand disait : « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Voilà une réflexion qui pourrait être utile pour refaire l’Europe et réanimer le rêve politique de Victor Hugo.
Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé
N.B : Cet article est extrait d'une Note du PRé intitulées "Eléments de réflexion par temps mauvais" publiée ne décembre 2018
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