Cela fait exactement quinze jours (du 6 au 20 Mars 2019) que le Président de la République, Monsieur Patrice Athanase Guillaume TALON est apparu dans une posture dans laquelle on aimerait le voir plus souvent. En effet, à l’occasion d’un entretien qu’il eut avec les partis politiques de l’opposition au sujet de ce qu’il qualifia lui-même « d’impasse », il est apparu soucieux de la crédibilité de notre démocratie, refusant l’idée de voir se dérouler sous sa présidence des élections législatives sans l’opposition.Il chargea le Président de l’Assemblée Nationale de trouver avec tous les partis, y compris ceux de l’opposition qui ont boycotté cette réunion pour « des raisons qu’il comprenait bien », un consensus en vue de permettre des élections législatives inclusives.
Cette posture tranchait radicalement avec celle qu’il avait adoptée quelques jours plus tôt, toujours face aux partis de l’opposition qui avaient demandé à le rencontrer : ce jour-là, il était apparu martial et presque inconciliable.
Inutile de rappeler que cette impasse est le fait de l’inapplicabilité des lois électorales adoptées presqu’à la hussarde par la majorité mécanique des Députés du Bloc de la Mouvance Présidentielle (BMP) : le Président de la République lui-même a reconnu leur responsabilité dans cette impasse. Après le dépôt des dossiers de candidatures aux élections législatives, seuls deux partis, le Bloc Républicain et l’Union Progressiste, tous deux créés dans l’escarcelle du Président de la République, n’ont pu être qualifiés à concourir qu’à la faveur de fautes jugées « mineures et légères » par le Président de la CENA, le pourtant très rigoureux Professeur Emmanuel TIANDO. Autrement dit, si la CENA ne s’arrogeait pas des droits d’interprétation que la Loi ne lui confère pourtant pas et qu’elle se contentait consciencieusement de relever toutes les fautes, mineures comme majeures, aucun parti n’aurait été qualifié à concourir à ces élections législatives. C’est bien-là l’impasse, entendu ici comme le chaos créé par les lois électorales. C’est pourquoi, aujourd’hui il faut se sortir de là et reprendre les chemins vertueux de notre démocratie.
Après deux semaines de tractations et de négociations politiques, nos Députés, sous la houlette du Président de l’Assemblée Nationale sont parvenus à un accord censé incarner le consensus. Mais si tout le monde semble d’accord que la sortie de l’impasse entraînera irréversiblement le report de quelques jours, voire de quelques semaines des élections qui ne pourraient donc plus avoir lieu le 28 avril comme initialement prévu, du fait du calendrier électoral de la CENA qui se déroulait sur cinq mois (de Janvier à Mai), en revanche le consensus vole en éclat lorsque les Députés évoquent la révision de l’article 80 de la Constitution comme le corolaire incontournable de ce report.
La seule question qui vaille d’être posée est donc de savoir si effectivement si la révision de l’article 80 de la Constitution est la seule solution de sortie de l’impasse ? La réponse est naturellement NON. La réponse est non pour deux raisons, la première est liée au précédent de 2006 (I) et la seconde est liée à l’alternative offerte par les pratiques constitutionnelles qui ont acquis la force de la coutume constitutionnelle (II).
LE PRECEDENT DE 2006
En 2006 déjà, les Députés avaient modifié ce même article 80 de la Constitution pour proroger leur mandat de douze mois. Par Décision DCC-06-074 du 8 Juillet 2006 la Cour constitutionnelle avait estimé que la Constitution du Bénin étant le fruit d’un large consensus national, sa révision ne saurait se faire sans un large consensus national. Elle s’exprimait en ces termes :
« Considérant que ce mandat de quatre ans qui est une situation constitutionnellement établie, est le résultat du consensus dégagé par la Conférence des forces vives de la Nation de février 1990 et consacré par la Constitution en son Préambule qui réaffirme l’opposition fondamentale du Peuple Béninois à la confiscation du pouvoir ; que même si la Constitution a prévu les modalités de sa propre révision, la détermination du Peuple Béninois a créé un État de droit et de démocratie pluraliste, la sauvegarde de la sécurité juridique et de la cohésion nationale commandent que toute révision tienne compte des idéaux qui ont présidé à l’adoption de la Constitution du 11 décembre 1990, notamment le consensus national, principe à valeur constitutionnelle ; qu’en conséquence, les articles 1er et 2 de la Loi constitutionnelle N° 2006-13 adoptée par l’Assemblée Nationale le 23 Juin 2006, sans respecter le principe à valeur constitutionnelle ainsi rappelé, sont contraires à la Constitution ; et sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens.. ».
En fait ici, le large consensus ne peut être obtenu que par la voie référendaire parce que l’Assemblée Nationale ne saurait l’incarner à elle toute seule. Si les Députés procèdent de la même manière en 2019 que les Députés de 2006, les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, la Cour constitutionnelle leur fera la même réponse.
Ceci est d’autant plus vrai que la formulation du projet de révision laisse planer des doutes sur sa pertinence. En effet, il y est écrit :
« Lorsque le renouvellement à bonne date de l’Assemblée Nationale est compromis par des menaces graves à la paix sociale, l’Assemblée Nationale peut proroger le mandat en cours d’un délai qui ne peut excéder 45 jours par un vote aux 5/6 des Députés composant l’Assemblée Nationale ».
En l’espèce, le renouvellement à bonne date de l’Assemblée Nationale n’est pas le fait de menaces graves à la paix sociale » ; bien au contraire, c’est le non renouvellement à bonne date de l’Assemblée Nationale qui peut occasionner des « menaces graves à la paix sociale ». Ici, les « menaces graves à la paix sociale » ne sont pas la cause mais bien la conséquence du non renouvellement à bonne date de l’Assemblée nationale. Inutile de remuer le couteau dans la plaie, car l’impasse dans laquelle nous tentons tous collectivement de sortir aujourd’hui est le fait comme nous le disions plus haut de l’inapplicabilité des lois votées à la hussarde.
De même, l’on est en droit de se demander pourquoi la loi ne prévoit qu’une rallonge de 45 jours et non de six mois ou de douze mois. Si ce sont les calculs d’un éventuel report des élections qui intègrent les différentes activités de la CENA et autres activités connexes qui amènent les Députés à proposer un report de 45 jours, ils peuvent très bien repousser les élections au 12 Mai 2019. Ils donneront ainsi à la CENA, si les lois consensuelles étaient votées le 21 ou le 22 Mars, avec les aménagements nécessaires, notamment en ce qui concerne les délais des activités, une période de plus de 45 jours (du 25 Mars au 12 mai) pour organiser des élections transparentes. A ce moment-là, nous ne serons qu’à trois jours de la fin de la législature actuelle ; dès lors, s’appliquera une des coutumes constitutionnelles développées à l’ombre de notre Constitution depuis 1990.
LA COUTUME CONSTITUTIONNELLE
En droit constitutionnel, la coutume constitutionnelle est entendue comme « un usage politique considéré comme juridiquement obligatoire ». Elle suppose la réunion de deux éléments, l’un matériel et objectif qui consiste en l’existence d’une pratique, d’un usage, la répétition constante et claire de précédents que traduit le fameux dicton « une fois n’est pas coutume » et, l’autre, psychologique et subjectif et qui est la croyance dans le caractère obligatoire de cette pratique. On parle donc de coutume constitutionnelle au sens normatif du terme lorsque les acteurs politiques considèrent l’usage qu’ils pratiquent régulièrement comme obligatoire, c’est-à-dire qu’ils considèreraient toute pratique contraire comme inconstitutionnelle. La doctrine distingue trois types de coutumes constitutionnelles à savoir, les « coutumes supplétives », les « coutumes interprétatives ou additives » et les « coutumes modificatives ». La coutume est dite supplétive lorsque c’est la Constitution entière ou presque qui est d’origine coutumière, elle est dite interprétative ou additive lorsqu’elle ne fait que compléter à la marge une constitution écrite et elle est dite modificative lorsqu’elle modifie possiblement une constitution écrite.
Dans le cas de notre pays, c’est l’article 87 de la Constitution du 11 décembre qui organise le travail de l’Assemblée Nationale en ces termes :
« L’Assemblée Nationale se réunit de plein droit en deux sessions ordinaires par an. La première session s’ouvre dans le cours de la première quinzaine du mois d’avril ». La seconde session s’ouvre dans le cours de la seconde quinzaine du mois d’octobre. Chacune des sessions ne peut excéder trois mois ».
C’est le respect de ce deuxième alinéa de l’article 87 qui fait courir nos Députés au point d’avoir les yeux rivés sur le 15 Mai et de proposer cette modification constitutionnelle. Or, la première Législature a été installée le 1er avril 1991, la deuxième, le 4 avril 1995, la troisième, le 20 avril 1999, la quatrième, le 22 avril 2003, la cinquième, le 23 avril 2007 et la sixième, le 15 mai 2015. Il en découle que seules deux législatures de l’ère du Renouveau démocratique sur six, les deux premières, ont pu respecter cette disposition de l’article 87.2.
On est donc là en présence d’une coutume constitutionnelle modificative en ceci, d’une part, qu’elle se répète et qu’elle est devenue un usage et, d’autre part, qu’elle est devenue, aux yeux des acteurs politiques, obligatoire et toute pratique contraire à leurs yeux serait inconstitutionnelle. Le décalage de quelques jours de la septième législature ne créerait en rien un vide juridique ; au contraire elle viendrait renforcer une coutume constitutionnelle modificative en œuvre depuis la troisième législature.
Au surplus, une décision de la Cour constitutionnelle sur le fondement de l’article 114 pourrait venir renforcer cette coutume. Mais l’idée de la révision de l’article 80 est une très mauvaise idée ; si elle était mise en œuvre, elle serait catastrophique aussi bien pour l’image de l’Exécutif que du Législatif et plus largement pour de notre pays et sa démocratie.
Il ne reste donc plus à nos Députés qu’à se mettre au travail pour nous sortir les lois dérogatoires, modificatives et complétives au plus tard le 22 Mars afin qu’on aille aux élections le 12 Mai, laissant ainsi à la CENA un peu plus de 45 jours, du 25 mars au 12 Mai pour nous organiser des élections inclusives, transparentes et crédibles.
Il n’y aura alors ni vainqueur, ni vaincu, ni gagnant, ni perdant : seuls le Bénin et sa démocratie en sortiront grandis !
Victor Prudent TOPANOU, mâitre en science politique (Université d’Abomey-Calavi) est notamment l'auteur de Introduction à la sociologie politique du Bénin (Ed L'Harmattan, 2013). Il est membre du conseil scientifique du PRé.
N.B : cet article est publié simultanément dans La Nouvelle Tribune sous le titre "Sortir de l’impasse au Bénin: Ni vainqueur, ni vaincu"
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