La question de l’universalité est un objet de réflexion théorique et pratique qui n’a jamais cessé de susciter l’intérêt des philosophes comme des scientifiques, des anthropologues et des linguistes, des politistes ou des juristes, comme des responsables politiques.
Acceptons l’idée qu’elle ne se pose pas ex nihilo : elle n’est pas sans rapport avec une certaine vision du monde, avec une façon d’appréhender la réalité sociale et l’idée que l’on peut avoir du comment on fait société.
Il est admis qu’elle est liée à la notion d’égalité entre les Hommes, et plus récemment avec l’introduction du principe de parité, à celle de l’égalité entre les femmes et les hommes.
De sorte qu’on la retrouve au cœur d’un grand nombre de controverses idéologiques et de débats politiques très intéressants. Les dernières en date étant celle du « revenu universel » évoqué lors de la présidentielle de 2017 ou encore, en ce moment, celle du régime de retraite universel.
Et dans le reste du monde, on la retrouve dans les droits de l’Homme.
Plus de soixante-dix ans après la proclamation et la ratification de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme par l’ONU, c’est le recul, voire la violation, et non pas leur reconnaissance qui est devenue surtout universelle. D’évidence en 1948, elle est devenue sujet de tensions et de polémiques.
Certes, la notion des droits de l’Homme n’est pas donnée naturellement universelle dans le sens où elle est née à la faveur d’une histoire singulière, celle de l’Europe et d’un positionnement rationaliste mâtiné d’un humanisme laïc, qui a fait que son adoption dans les autres continents ne pouvait pas se faire ni « naturellement », ni du jour au lendemain.
Au point que la question de leurs fondements reste encore aujourd’hui l’objet d’un débat dont l’enjeu est la signification de la référence à la transcendance dans la pensée de l’universel en éthique. Comme le propose le philosophe François Jullien « il est temps de dégager une nouvelle relation à l’universel, qui ne soit plus celle sur laquelle nous avons vécu, avec l’idée que nous, Occidentaux, étions les seuls à posséder les valeurs. » (1). Car le soupçon et le doute sur la pérennité et l’universalité de ces droits se sont insinués dans les esprits. Même si elle a fait l’objet à l’époque d’une large adhésion des États membres de l’ONU et si elle a été traduite dans des législations positives, il n’est pas rare d’entendre reprocher aux droits de l’homme leur particularité régionale, historique et occidentale.
Trois discours viennent remettre en cause l’universalité des droits de l’homme
Le premier les invalide en mettant en avant les particularismes régionaux qui s’accompagnent parfois de l’affirmation selon laquelle cette « affaire » ne serait qu’un projet occidental visant à imposer ses valeurs au monde de manière néo-colonialiste.
Il les invalide au nom de l’histoire de domination et de colonisation de l’Occident. Ne s’embarrassant pas de la colonisation précédente, ottomane qui, dans certains pays, dura près de trois siècles.
De fait, cette histoire a fait saisir le côté abstrait, pour ne pas dire hypocrite du discours universel des droits de l’homme et le mensonge de l’émancipation des peuples promise par ces mêmes droits. La réalité de l’inégalité, de la discrimination qui demeure entre les membres de la communauté humaine rend caduque de ce point de vue l’appel à l’universalité des droits de l’homme.
L’art et la manière de l’occident, très ethno-centrée, de faire valoir un nouvel Homme n’a sans doute pas non plus contribué à renforcer sa crédibilité.
Mais on ne peut pas pour autant se contenter d’enregistrer cette disqualification au nom du seul réalisme de la violence.
Il est acquis que les droits de l’homme aient pu être historiquement idéologiquement détournés. Cela ne saurait invalider l’apport critique et revendicatif des droits de l’homme à l’égard des sociétés quelles qu’elles soient ou quelles que furent leur histoire.
Le deuxième discours de remise en cause met l’accent sur l’idéologie « bourgeoise » qui les aurait façonnés.
On part alors du constat que la référence aux droits de l’homme en Occident est très souvent au service de l’intérêt égoïste de l’individu.
Un troisième discours plus contradictoire tend à opposer au principe d’universalité des droits de l’Homme un autre principe (également onusien), celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, directement issu de la philosophie des Lumières et notamment de la pensée de Jean-Jacques Rousseau.
En conséquence de quoi, on constate depuis de longues années un affaiblissement des droits de l’Homme au nom de l’inexistence ou du caractère illusoire de son universalité. Le relativisme culturel et religieux qui progresse de plus en plus alimente les critiques et conduisent, au nom du droit à la diversité, certains États à réclamer leur propre conception des droits de l’homme tenant compte de leurs particularismes culturels, historiques et religieux.
Le hic étant que ce droit à la diversité est bien souvent instrumentalisé pour justifier le refus des normes internationales de protection des droits de l’homme, en réalité pour justifier la violation des droits de l’homme commise par ces États ou commises avec leur assentiment.
La Chine est un exemple emblématique de cette approche différente au nom des spécificités historiques, philosophiques et juridiques. L’Iran en est un autre qui proclame son hostilité aux droits de l’Homme, versus sa version occidentale, en prétendant les réécrire selon les principes islamiques et la loi de dieu.
D’autres pays, en Amérique latine, mettent en avant la prééminence des droits économiques, sociaux, et culturels, sur les droits civils et politiques.
Ici même en Occident, après des années d’ « étendardisation » des droits de l’homme dans les années 1990, des pays démocratiques participent également à l’affaiblissement de l’universalité des droits de l’Homme en semblant osciller entre la poursuite des intérêts nationaux et économiques, et le respect des droits de l’Homme.
Une nouvelle relation à l’universel est à inventer
Dès les années cinquante, l’écrivain et voyageur américain Paul Bowles (6) perçoit déjà l'importance déterminante de la recherche de l'identité qui peut se bâtir sur le refus des anciennes valeurs mais qui peut se prêter aussi à toutes les violences, à toutes les folies, à tous les intégrismes. Alors que le libéralisme lui-même est tenté de colorer son dogme d’une couche de totalitarisme, le fanatisme risque d'apparaître aux yeux de certains comme l'équivalent (bon marché) d'une identité culturelle dont ils s'estiment privés.
Bowles souligne, non sans lucidité, le fait que toute religion suppose une volonté de s'annexer la conscience de l'autre.
Dans Leurs Mains sont bleues (1963), un carnet de ses voyages dans le Sud marocain, en Turquie, à Ceylan et en Amérique latine, il écrit : « Des mots qui tendent à rationaliser comme « progrès », « modernisation » ou « démocratie » ne signifient rien, car même s’ils sont utilisés avec sincérité, le fait d’imposer de tels concepts d’ne haut, par la force, efface toute la valeur qu’ils pourraient détenir autrement. Il ne fait pas de doute qu’en étant devenus des musulmans indifférents, la jeune génération en Turquie s’est rapprochée de l’idée que nous avons de ce que doit être un peuple au XX ième siècle. L’impuissance devant le mektoub (c’est écrit) n’existe plus et elle se trouve remplacée par la croyance passionnée en la capacité de l’homme à changer son destin. C’est là le plus grand pas qui ait été franchi ; une fois fait, tout malheureusement peut arriver.
Abdeslam n’est pas un homme heureux. Il voit que son monde, qu’il estime bon, est assailli de toutes parts et s’écroule lentement sous ses yeux. Il n’a pas les moyens de me comprendre si je lui explique qu’à notre époque, ce qu’il considère comme la religion, s’appelle de la superstition, et qu’elle est devenue de nos jours une tentative désespérée d’intégrer la métaphysique et la science. Il faudra bien trouver quelque chose pour remplacer la sagesse élémentaire disparue, mais cette découverte n’est pas pour bientôt : ni lui, ni moi ne la connaîtrons ».
Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé
(1) « il est temps de dégager une nouvelle relation à l’universel, qui ne soit plus celle sur laquelle nous avons vécu, avec l’idée que nous, Occidentaux, étions les seuls à posséder les valeurs » In débat paru dans le Figarodu 07-04-2008.François Jullien, philosophe, helléniste et sinologue, professeur à l'université Paris-Diderot et titulaire de la Chaire sur l’altérité au Collège d’Etudes mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme, est l’auteur entre autres de L'inouï (Grasset, 2019), De l'écart à l'inouï (Éditions de l'Herne, 2019).
(2) Leurs mains sont bleues, Paul Bowles (Quai Voltaire, 1989)-titre original : Their Heads are Green and Their Hands are Bleue, Paul Bowles, 1957, 1963). Les voyages seraient-ils une tentative de comprendre le monde en même temps qu'une quête de soi ? Pour Paul Bowles, qui bourlingua sur la Terre dans les années cinquante avant de s'installer définitivement à Tanger, il s'agissait, aussi, d'aller à la rencontre de la diversité des hommes et des cultures avant que l'Occident ne les transforme ou les dénaturent. De Ceylan à Tanger, en Turquie, dans les souks de la Corne d'or, Paul Bowles a rédigé ce carnet de voyages géographique et littéraire. Connu pour son livre The sheltering sky (« Un thé au Sahara »), porté au cinéma par Bernardo Bertolucci en 1990 (« Un thé au Sahara »), Paul Bowles a aussi profité de ses nombreux mois passés sur les routes du Maroc pour enregistrer sur bandes magnétiques les derniers musiciens berbères. Lucide, il n’hésite pas à citer Lévi-Strauss pour raconter que le voyage est avant tout une confrontation de notre occident confortable avec la misère du monde : « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité »
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