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DE RAMSGATE A ANVERS, par Gérard de Nerval / Timothy Adès

TUTTI FRUTTI

 

Chroniques et rendez-vous culturels, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés le week-end.
Animés par Jean-Claude Ribaut et Dominique Painvin. Et depuis le confinement général également par Carole Aurouet, Vianney Huguenot et Timothy Adès.

 

Ce dimanche soir, le "post poétique" de Timothy ADES qui nous offre De Ramsgate à Anvers de Gérard de NERVAL (1808-1855) traduit en anglais par ses soins.

 

Nerval nous parle d'une toile de Rubens: il s'agit du Dauphin François et de Marie Stuart, Reine d'Écosse dès son enfance, en bateau: ils se marient en 1558 et elle deviendra sa Reine. Marie Stuart, décapitée 1587 pour trahison par sa cousine Élisabeth dont elle aurait hérité la couronne, était néanmoins la mère de Jacques VI d'Écosse, voire Jacques 1er d'Angleterre, l'un des rois avec lesquels Rubens a beaucoup traité comme diplomate. Cette toile a disparu : en voici une autre de Rubens, "Le Débarquement de Marie de Médicis à Marseille", qui elle aussi s'est fiée à la mer et devient Reine de France par mariage. Gloire des voiles pour les Maries, sale charbon pour Nerval...

À cette côte anglaise
J’ai donc fait mes adieux
Et sa blanche falaise
S’efface au bord des cieux!

 

 

Que la mer me sourie!
Plaise aux dieux que je sois
Bientôt dans ta patrie,
Ô grand maître anversois!

 

 

Rubens! à toi je songe,
Seul peut–être et pensif
Sur cette mer où plonge
Notre fumeux esquif.

 

 

Histoire et poésie,
Tout me vient à travers
Me mémoire saisie
Des merveilles d’Anvers.

 

 

Cette mer qui sommeille
Est belle comme aux jours,
Où, riante et vermeille,
Tu la peuplais d’Amours.

 

 

Ainsi ton seul génie,
Froid aux réalités,
De la mer d’Ionie
Lui prêtait les clartés,

 

 

Lorsque la nef dorée
Amenait autrefois
Cete reine adorée
Qui s’unit aux Valois,

 

 

Fleur de la Renaissance,
Honneur de ses palais, —
Qu’attendait hors la France
Le coupe–tête anglais!

 

 

Mais alors sa fortune
Bravait tous les complots,
Et la cour de Neptune
La suivait sur les flots.

 

 

Tes grasses Néréides
Et tes Tritons pansus
S’accoudaient tout humides
Sur les dauphins bossus.

 

 

L’Océan qui moutonne
Roulait dans ses flots verts
La gigantesque tonne
Du Silène d’Anvers,

 

 

Pour ta Flandre honorée
Son nourrisson divin
À sa boisson ambrée
Donna l’ardeur du vin! —

 

 

Des cieux tu fis descendre
Vers ce peuple enivré,
Comme aux fêtes de Flandre,
L’Olympe en char doré,

 

 

Joie, amour et délire,
Hélas! trop expiés!
Les rois sur la navire
Et les dieux à leurs pieds! —

 

 

Adieu, splendeur finie
D’un siècle solennel!
Mais toi seul, ô génie!
Tu restes éternel.

 

To the far English coast
I’ve said my goodbyes.
Its white cliffs are lost
at the brink of the skies.

 

 

Smile, waves! and gods, grant we’re p–
arked soon on the strand,
at anchor at Antwerp,
in Rubens’s land!

 

 

This lugger is pitching,
and rolling, and stinking.
I’m skulking, and retching:
yet of you, sir, I’m thinking!

 

 

By the past I’m inspired,
by verse, and your canvas;
my memory’s fired
by the marvels of Anvers.

 

 

They laughed and they shone,
those somnolent waves,
that in days dead and gone
you peopled with Loves.

 

 

A genius alone, you
disdained what was true,
put the seas of Ionia,
so bright and so blue.

 

 

In a gilded careen
she came alongside,
the darling Scots queen,
for the Dauphin, a bride.

 

 

A flower of learning,
a court of renown:
then England, returning
an axe for a crown.

 

 

At first her good fortune
survived every snare:
by courtiers of Neptune
the glass was set fair.

 

 

Your Tritons paunch–tumid,
your sea-nymphs well–stacked,
were lounging all humid
on dolphins round–backed.

 

 

The sea–god’s retainers
let the green frothing sea roll
to the Scheldt, for Silenus,
a very big barrel.

 

 

He honoured your Anvers
with liquors divine,
to her brewmaster’s ambers
gave courage of wine!

 

 

To the Flemish Kermesse
you brought down Olympus
in a golden calèche
on a heavenly nimbus.

 

 

Joy, love, and the revel,
more bitter than sweet:
twin crowns on the vessel,
the gods at their feet!

 

 

Farewell to past splendours
And pageant of years.
Great master of Flanders,
Your genius endures!

 


Translation: Copyright © Timothy Adès

 

Timothy Adès est traducteur poète britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec.

Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française. Il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais.

Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Ades est membre du CS du PRé.

 

Dernier ouvrage parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions. 

 

www.timothyades.co.uk

 

 

La toile de Rubens (1623-1625) représentant la future Reine Marie de Médicis débarquant au Port de Marseille le 3 novembre 1600, accueillie avec les honneurs de la France (incarnée par une jeune femme portant un casque, drapée dans un manteau aux lys dorés).

 

Contrairement à Théophile Gautier et Charles Baudelaire, Gérard de Nerval n’avait pas vraiment vocation de critique d’art.

 

Sauf pour cette toile de Rubens, une des rares toiles qu'il consentit à décrire; il y fait allusion dans son poème :

 

« Tes grasses Néréides / Et tes Tritons pansus / S’accoudaient tout humides / Sur les dauphins bossus » (L’Artiste, 30 août 1846, Pl. I).

 

Notons que c’est en même temps, une description d’un bal populaire observée par le voyageur à Anvers qui a pu donc faire partie d’un récit de voyage.

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