Philippe FOLLIOT : " la crise liée à la Covid-19 illustre et accentue des réalités déjà existantes davantage qu’elle n’en crée de nouvelles : une Russie certes fragilisée par ses propres difficultés sanitaires et économiques mais opportuniste et prête à saisir les occasions en Libye, au Yémen et en Syrie ; une Chine qui pousse ses pions et son agenda à travers la « diplomatie du masque » et celle du « loup combattant » ; une reprise du dialogue entre États du Moyen-Orient et Iran - au nom de la lutte commune contre la pandémie - que pourrait favoriser l’attitude de repli américaine et l’affaiblissement de l’Arabie Saoudite, mais que la situation du Liban interroge ; des tensions accrues en Méditerranée orientale qui minent la coopération indispensable pour garantir la sécurité et la stabilité sur la base du droit international "
Dans cet entretien, Philippe Folliot, vice-président et chef de la délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, évoque le rôle des membres de l'Alliance Atlantique dans la lutte contre la Covid-19 et s'interroge sur la question de savoir dans quelle mesure cette pandémie pourrait affecter la stabilité et la sécurité de la région MOAN (Moyen-Orient et Afrique du Nord) déjà fortement affectée avec plus de 52 millions de personnes souffrant de « sous-alimentation » selon le constat publié en mai 2019 par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), sachant que près de 34 millions habitent dans les pays directement frappés par un conflit, comme l'Irak, la Libye, le Soudan, la Syrie et le Yémen...
Les efforts déployés pour fournir des ressources et une aide humanitaire aux pays les plus durement touchés ont été essentiels pour faire face à cette crise internationale. Pourriez-vous nous dire de quelle façon l’armée française a assisté les autres membres de l'Alliance Atlantique et comment la France a elle-même bénéficié de l’aide des autres Alliés au cours de cette crise ?
Nos États ont marqué leur unité et leur solidarité ainsi qu’affiché leur détermination à lutter ensemble contre cette pandémie. Durement touchée elle-même par le coronavirus, notamment dans sa partie Est, la France a pu faire transférer vers des pays voisins (Allemagne, Luxembourg, Suisse, Autriche) des patients gravement atteints de la Covid-19, et j’exprime bien sûr ma reconnaissance à ces derniers. Cette dimension géographique a favorisé un recours privilégié aux moyens bilatéraux et au Commandement européen du transport aérien. Nos travaux ont mis en lumière jusqu’à présent le soutien que nous nous sommes mutuellement apportés sur nos territoires principaux, aussi j’insisterai pour ma part sur notre action commune sur les territoires les plus éloignés – et les plus fragiles – de notre espace euro atlantique. Les forces armées françaises, britanniques et néerlandaises ont ainsi déployé trois navires dans les Caraïbes pour secourir les populations locales et soutenir leurs autorités.
Une telle réponse militaire à l’appui des outils civils de gestion de crise avait d’ailleurs déjà été mise en place après le
passage de l’ouragan Irma en 2017. L’intérêt d’actions communes et coordonnées, à titre bilatéral, au sein de l’Union européenne, voire à l’OTAN, pour optimiser les contributions militaires
nationales et fournir plus d’agilité et de flexibilité dans la réponse aux catastrophes, naturelles comme sanitaires, n’est donc plus à démontrer.
La mobilisation des Alliés a été rapide et efficace, se déclinant principalement en trois dimensions : soutien médical et sanitaire pour soulager des structures civiles, soutien logistique et
lutte contre la désinformation. Sur ce dernier point, la France a agi – y compris au plus haut niveau, puisque le Président de la République est intervenu publiquement sur ce sujet – pour contrer
des narratifs faux et a bénéficié de la coopération interalliée pour repérer, surveiller et dénoncer les actes de désinformation visant à fragiliser sa position et son image ainsi que celles de
ses Alliés et pour y opposer une réponse énergique.
Quelles mesures supplémentaires l’OTAN et les forces armées alliées devraient-elles prendre pour soutenir la réponse nationale et internationale à la crise liée à la Covid-19 ?
Du point de vue du Parlement français – la France a ceci de particulier qu’un « domaine réservé » à l’exécutif est inscrit dans la Constitution mais aussi par la pratique des institutions depuis le général de Gaulle en matière de défense et de diplomatie – , la réponse de l’Alliance à la crise liée à la Covid-19 a été engagée dans l’urgence, et la tenue très rapidement de plusieurs visioconférences ministérielles ainsi que les premières mesures ont démontré la capacité de mobilisation de l’Alliance.
Un retour d’expérience, un « retex », en matière de préservation de l’efficacité de la prise de décision dans un mode dégradé, de coordination de moyens militaires en soutien à la gestion civile de la crise, notamment dans les domaines du transport stratégique ou de la logistique, devrait être fait le moment venu pour améliorer ce qui doit l’être et faire encore mieux à la prochaine crise.
La France est un Allié solidaire, pragmatique et soucieux de ne négliger aucune piste d’action collective utile face à la pandémie.
Nous savons tous que pour protéger nos populations dans de telles circonstances, nos armées seront étroitement associées aux
activités de protection civile. Nous savons tous aussi que la guerre est devenue hybride, et que la propagande et la désinformation sont virales elles-aussi. Dans la lutte contre la pandémie, en
ces deux matières, un travail de mise en cohérence des actions de l’OTAN et de l’Union européenne a d’ores et déjà débuté, et la plus-value de l’intervention de l’OTAN découle à mes yeux
clairement d’une coordination avec les efforts nationaux, bilatéraux et européens déjà déployés.
Mais au premier chef, c’est la nécessité, avant tout et malgré la crise sanitaire, de préserver une posture de dissuasion et de défense de l’Alliance crédible qui doit être notre priorité. Le
monde n’est pas devenu plus pacifique depuis qu’il est pour une bonne part à l’arrêt ! L’OTAN continue d’assurer sa fonction de dissuasion – et la France y a contribué pendant la crise et elle
continue de le faire, en mer (plusieurs dizaines de bâtiments naviguent actuellement sur les mers du globe), dans les airs comme sur terre (une participation à la mission de police du ciel ainsi
qu’à la mission de présence avancée renforcée de l’Alliance dans les pays baltes a été confirmée), etc. Toutefois, cette crise nous permet d’interroger d’éventuelles vulnérabilités et de nous
projeter dans d’autres défis qui pourraient affecter la posture. Force est de constater que nous nous sommes révélés collectivement insuffisamment préparés dans cette crise qui nous rappelle
l’ampleur possible des menaces bactériologiques et chimiques.
Elles devraient faire l’objet d’une attention accrue dans notre capacité de défense collective.
Enfin, cette crise nous en rappelle une autre, la crise financière de 2008. Les dépenses de défense avaient alors été réduites, et l’effet en est encore sensible aujourd’hui même si nous avons
largement inversé la tendance. Ne répétons pas la même erreur !
En tant que président du groupe spécial Méditerranée et Moyen Orient (GSM) de l’AP OTAN, quel pourrait être l’impact, selon vous, de la pandémie de COVID 19 sur la stabilité et la sécurité du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et du Sahel (AFMO) ?
À ce stade, à la mi-mai, l’impact sanitaire direct de la Covid-19 sur les populations du Moyen Orient, de l’Afrique du Nord et du Sahel est relativement moindre qu’anticipé initialement au vu des projections en Occident, à l’exception peut-être de l’Iran.
La proximité géographique des monarchies du Golfe avec l’Iran, le principal foyer d’infection de la zone, et les échanges
nourris avec la Chine – premier foyer d’infection – dans certains pays africains ; les carences criantes des systèmes sanitaires dans certains pays ; l’importance d’une population vivant dans des
conditions mêlant promiscuité et insalubrité à un niveau très élevé, qu’il s’agisse des camps de réfugiés palestiniens, de déplacés syriens ou de travailleurs migrants, tout cela semblait
constituer un terreau particulièrement propice à la propagation rapide de l’épidémie. Nous ne l’observons pas actuellement, sans que l’on puisse l’expliquer clairement : réaction des
gouvernements – qui semblent intégrer dans leurs politiques à la fois les leçons des pays les plus précocement touchés et leurs expériences passées de gestion d’épidémies parfois bien plus
mortelles - ; pyramide des âges plus favorable ; habitudes de mobilité différentes ; capacités de déclaration et de tests moindres ?
Mais nous devons nous préparer à une crise sanitaire, car elle frapperait des secteurs de santé déjà très fragiles et particulièrement vulnérables dans un contexte de coopération dégradée et de
compétition mondiale féroce pour l’accès aux équipements de santé et aux médicaments. Pour la région Afrique du Nord- Moyen-Orient, pour le Sahel, la mobilisation contre le virus doit être
mondiale, pour les financements comme pour l’acheminement du personnel médical et du matériel, et un éventuel vaccin être déclaré « un bien public mondial », pour reprendre l’expression du
Président de la République.
Les conséquences économiques et sociales de cette pandémie sont d’ores et déjà des sources de montée de tensions internes, en particulier dans les pays déjà fragilisés de cette vaste zone. Les
mesures sévères mises en place pour combattre la pandémie sont difficilement tenables dans la durée. Elles perturbent les échanges, créent des pénuries supplémentaires et accentuent la précarité
d’une population qui souvent vit au jour le jour, au risque de susciter ou raviver des mouvements de contestation. Déployer un filet de sécurité conséquent nécessite des capacités budgétaires, or
ces dernières sont déjà touchées par la baisse des revenus générées par le ralentissement mondial des échanges et la baisse du cours des matières premières comme le pétrole.
Nous pourrions ainsi voir reprendre les mouvements de contestation interne en Algérie ou en Égypte, ou en voir surgir de
nouveaux, en Jordanie par exemple.
Pendant la pandémie, les guerres continuent. Si au Yémen un cessez-le-feu humanitaire a été déclaré, en Libye, en Syrie, les forces en présence continuent de pousser leurs pions. Au Sahel, les
groupes terroristes ont ajouté l’exploitation du virus dans l’espace cybernétique à leur sinistre panoplie, en vain jusqu’à présent.
À mon sens, la crise liée à la Covid-19 illustre et accentue des réalités déjà existantes davantage qu’elle n’en crée de nouvelles : une Russie certes fragilisée par ses propres difficultés
sanitaires et économiques mais opportuniste et prête à saisir les occasions en Libye, au Yémen et en Syrie ; une Chine qui pousse ses pions et son agenda à travers la « diplomatie du masque » et
celle du « loup combattant » ; une reprise du dialogue entre États du Moyen-Orient et Iran - au nom de la lutte commune contre la pandémie - que pourrait favoriser l’attitude de repli américaine
et l’affaiblissement de l’Arabie Saoudite, mais que la situation du Liban interroge ; des tensions accrues en Méditerranée orientale qui minent la coopération indispensable pour garantir la
sécurité et la stabilité sur la base du droit international , etc. J’ajoute un point crucial, la question du modèle et des valeurs : les entités les plus résilientes – régimes autocratiques,
groupes terroristes, réseaux criminels – sont régulièrement présentées comme plus efficaces que les régimes démocratiques.
Des conséquences géopolitiques durables pourraient affecter cette région - dont les défis sont aussi les nôtres - si nous n’y prenons pas garde. Au Sahel comme au Levant, les coalitions
internationales se sont ainsi adaptées à cette contrainte opérationnelle supplémentaire. Mais, à condition de gagner « la bataille du narratif » et, pour l’Europe, de réinvestir dans cet espace
de son voisinage, des opportunités nouvelles pourraient aussi naitre de cette crise : refonder les échanges, notamment économiques – et l’exigence nouvelle de raccourcissement des chaines de
production peut être un formidable accélérateur – permettrait de rendre encore plus étroits nos liens existants, de façon mutuellement bénéficiaire.
Quel rôle les parlementaires jouent-ils dans le contexte de cette crise ? Et quel rôle la diplomatie interparlementaire, y compris au sein de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, peut-elle jouer pour atténuer cette crise et éventuellement se préparer à une prochaine du même ordre ?
Face aux défis posés par la situation sanitaire, le Parlement français joue pleinement son rôle, d’abord en adoptant dans des
délais très rapides quatre projets de loi majeurs – deux projets de loi sur l’état d’urgence sanitaire et deux projets de loi de finances rectificative –, qui ont permis de doter l’exécutif de
notre pays des moyens d’agir rapidement et efficacement par des mesures exceptionnelles. En parallèle, les deux assemblées assurent – c’est leur mission constitutionnelle – un suivi étroit de
l’action des pouvoirs publics : maintien des questions au Gouvernement dans un format certes modifié mais qui permet l’expression de toutes les sensibilités, adaptation du fonctionnement des
commissions permanentes pour exercer un rôle actif et utile durant cette période, mise en place effective ou annoncée de missions de contrôle et de suivi ad hoc sur les mesures liées à l’épidémie
de Covid-19. Il est légitime et extrêmement utile que dans une telle période de crise, le gouvernement soit contrôlé par le parlement. C’est le cœur de la démocratie et c’est encore plus
important dans une période où les décisions sont lourdes à prendre et ont un impact évident sur la vie de nos concitoyens. Les parlementaires continuent également leur action traditionnelle de
soutien et de liaison en circonscription, mais certains d’entre nous y ont ajouté une facette inédite : des élus infirmiers, aides-soignants ou médecins ont remis leur blouse pour prêter
main-forte aux équipes médicales.
L’Assemblée parlementaire de l’OTAN constitue depuis sa création un forum qui permet aux législateurs des pays de l’OTAN d’établir un dialogue politique, y compris sur les questions sensibles, et
de partager leurs expériences. Ensemble, nous pouvons identifier plus vite les bonnes pratiques, les fausses informations, et tirer les enseignements de cette crise, pour renforcer la capacité
d’intervention et la résilience de nos États et de nos sociétés civiles. Alors que nous n’appréhendons pas encore toutes les conséquences économiques, sociales et donc politiques de cette crise –
qui pourrait marquer un tournant dans l’Histoire –, nous avons un devoir de responsabilité envers les générations futures. La réflexion en cours dans notre Alliance ne pourra pas en faire
l’économie.
Philippe Folliot est chef de la délégation française et vice-président de l’Assemblée parlemenatire de l'OTAN, président du Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient depuis 2018.
Député du Tarn depuis 2002, membre de la commission de la défense dont il a été vice-président et rapporteur, Philippe Folliot est membre du conseil scientifique du PRé (think tank Pour une République écologique).
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