Série PRé Le monde d’après, c’est maintenant
Une contribution de Liêm
Hoang-Ngoc
« L’Europe d’après » n’est déjà plus tout à fait celle de Karlsruhe.
La Banque centrale a annoncé le rachat de 1025 milliards de titres publics sur le marché secondaire, afin de permettre aux États d’emprunter à des taux bas sur le marché primaire.
Sa politique non-conventionnelle fait croître la masse monétaire bien plus vite que le PIB.
La vallée aux blés, huile sur toile, 80 x 60 cm. François Lemaire
Elle en appelle désormais au déploiement de la politique budgétaire, ce que la Commission européenne a permis, en suspendant le pacte de stabilité pour que les États puissent engager des plans de relance. La capacité d’endettement de certains d’entre eux étant limitée, le débat sur la mise en place d’une capacité budgétaire commune, financée par une dette mutualisée est désormais ouvert.
LA MONNAIE UNIQUE NE PEUT FONCTIONNER SANS MECANISME DE SOLIDARITE BUDGETAIRE
La récession qui touche sévèrement l’ensemble de la zone euro et les chocs asymétriques de la crise sanitaire (i.e. l’impact spécifique à chaque pays de la pandémie) représentent en effet les cas d’école où une capacité budgétaire commune et coordonnée est appelée à se déployer, pour compléter les mesures précédentes. Elle a pour vocation de transférer aux États membres, ayant abdiqué leur souveraineté monétaire et disposant de ressources budgétaires limitées, les moyens nécessaires pour affronter ces crises.
Le budget européen (représentant à peine plus de 1% du PIB communautaire) est pour l’heure insuffisant pour jouer ce rôle, comme le laissent présager les négociations en cours du cadre financier pluriannuel 2021-2027. C’est pourquoi la France, l’Italie, l’Espagne et six autres États en avaient appelé, lors du sommet européen de mars 2020, à l’émission de « corona bonds » pour financer la solidarité sanitaire et financière européenne. Ces corona-bonds sont l’avatar d’euro-obligations, susceptibles de lever de nouvelles ressources propres pour le budget européen. L’Allemagne, suivie par les Pays-Bas et les pays « frugaux », en avait toujours rejeté la perspective, au nom du refus d’une mutualisation des dettes, proscrite par les traités. Ces quasi-bons du Trésor européens posent de surcroît le problème de leur émission par un embryon de Trésor européen qui, s’il voyait le jour, devrait théoriquement être placé sous l’égide de la Commission et contrôlé par le Conseil et le Parlement européen, selon les canons de la « méthode communautaire ». Une modification des traités aurait été pour cela nécessaire. Or les « frugaux » ont jusqu’à présent refusé un tel saut vers le fédéralisme budgétaire et avaient, dans un premier temps proposé de mobiliser le Mécanisme Européen de Stabilité (MES), comme alternative aux « corona bonds ».
La principale différence est que les « corona bonds » servent à financer des dépenses communes, alors que les prêts du MES sont destinés aux seuls États membres et en alourdissent par conséquent leur dette récipiendaire.
Entré en vigueur en 2012, le MES a été créé lors de la crise des dettes souveraines.
Il est accessible aux États ayant ratifié le traité budgétaire (le Traité sur la Stabilité, la Convergence et la Gouvernance imposant l’équilibre structurel des comptes publics), voulu par la chancelière allemande. Le MES est un mécanisme intergouvernemental. Doté de 80 milliards de fonds propres et de plus 620 milliards de capital exigible des États, il est piloté à l’unanimité par un Conseil des gouverneurs présidé par le président de l’Eurogroupe.
Chaque pays y est représenté par son ministre des finances. En cas d’absence de consensus, une majorité qualifiée de 85% prime, où les voix des principaux contributeurs (Allemagne et France – qui contribuent respectivement au MES à hauteur de 27% et 20,5%) sont décisives.
Le MES peut emprunter sur les marchés et prêter aux États qui le demandent, à la condition qu’ils appliquent la politique décidée en contrepartie et contrôlée par une troïka composée de représentants de la BCE, de la Commission et du FMI. Ce dispositif est parfaitement conforme au principe de « macro-conditionnalité », cher à l’ancien ministre des finances allemand Wolfgang Schaüble.
C’est ici que le mécanisme intergouvernemental qu’est le MES, supposé préserver la souveraineté des États, se retourne littéralement contre la souveraineté budgétaire du pays qui lui demande assistance. Lorsque fut évoquée l’éventualité d’un recours au MES, le zèle avec lequel les « frugaux » ont méprisé certains États en quête d’aides, mais qu’ils suspectent de laxisme, est révélateur de l’état d’esprit dénoncé par Jacques Delors lui-même au lendemain du Sommet européen de mars : « Le climat qui semble régner entre les chefs d’État et de gouvernement et le manque de solidarité européenne font courir un danger mortel à l’Union européenne ».
Cette déclaration de l’ancien président de la Commission a-t-elle poussé nombre de ceux qui ont participé à la mise en place des politiques d’austérité (assimilables à des politiques de dévaluations internes – cf. infra) à prendre conscience qu’une monnaie unique dans une Europe composée d’économies non-convergentes ne peut fonctionner sans mécanisme de solidarité financière ? A défaut, les pays victimes de déséquilibres macroéconomiques seraient à terme condamnés à sortir de l’euro, pour s’ajuster par la dévaluation externe.
L’accord franco-allemand du 18 mai représente en tout cas un tournant non négligeable en direction vers une mutualisation de la dette. La solution proposée, mise en musique par la Commission européenne, est de financer un fond commun de 750 milliards grâce à l’émission d’euro-obligations par la Commission elle-même, dotée d’une excellente notation par les marchés. Ce fond vient s’ajouter au cadre financier pluriannuel. Il versera des subventions (et non des prêts). Les remboursements d’emprunts seraient opérés par chaque État au prorata de sa contribution au budget communautaire, ce qui revient à instituer une union de transferts organisant la convergence vers le haut des régions et secteurs en difficulté. Cette initiative tranche avec la stratégie de dévaluation interne qui a prévalu jusqu’à présent, imposant aux économies endettées et victimes de « chocs » de baisser leurs salaires et leurs dépenses sociales.
LA BCE PEUT SOULAGER LA DETTE DES ETATS
Le mécanisme imaginé par la Commission s’avère néanmoins limité. Dans une résolution favorable à un pacte vert, le Parlement européen avait chiffré à 2000 milliards la somme nécessaire pour financer la relance économique dans le cadre d’un pacte vert. De surcroît, ce mécanisme est seulement ponctuel. L’hypothèse d’une capacité budgétaire permanente et substantielle de la zone euro, financée par de nouvelles ressources propres, n’est pas encore à l’ordre du jour. Elle nécessitera une modification des traités.
C’est pourquoi la BCE est inévitablement appelée à amplifier son action pour soulager les États membres de la zone euro. Ses statuts lui interdisent de monétiser les dettes publiques, c’est-à-dire de les financer directement. Elle n’est pas autorisée à acheter des titres sur le marché primaire. Elle ne peut donc souscrire à une quelconque dette perpétuelle à taux zéro qui serait émise par un État, comme le suggère certains. Ceci reviendrait concrètement à financer directement la dépense publique par la planche à billet, puisque le principe d’une dette perpétuelle est que l’État qui l’émet ne rembourse pas le montant emprunté mais acquitte un intérêt à un taux fixe, ici égal à zéro. La Banque centrale est par contre autorisée à racheter de la dette publique et privée sur le marché secondaire (le marché des titres déjà émis), ce qu’elle fait massivement et a pour effet indirect de détendre les taux sur le marché primaire : les marchés se ruent volontiers sur des titres liquides, qu’elles savent pouvoir revendre facilement à la BCE. Une fois ces titres arrivés à échéance, les États remboursent le principal emprunté, que la BCE reverse aux banques centrales nationales – qui les utilisent pour provisionner leur bilan ou les reversent aux États. De fait, les États prélèvent des impôts pour se rembourser à eux-mêmes la dette qu’ils ont jadis contractée !
Rien (dans ses statuts) n’interdit alors à la BCE d’annuler une partie de ces dettes.
Ceci libèrerait immédiatement autant de ressources, que les États pourraient consacrer au financement des dépenses nécessaires à la transition écologique et sociale du monde d’après et ce, sans alourdir d’un euro leur dette ! Cela éviterait, par la suite, de recourir à de nouveaux plans d’austérité tels que ceux qui ont été mis en place pour éponger la dette générée par les plans de sauvetage des banques après la crise de 2008.
Dans la conjoncture actuelle, l’annulation des dettes ne serait en aucun cas inflationniste, puisque l’économie est éloignée du plein-emploi et que les « tensions salariales » ont disparu. Le bilan de la BCE se dégraderait, certes, mais un rapport de la BRI (Banque des règlements internationaux) [1] a récemment reconnu qu’une banque centrale pouvait fonctionner sans problème avec des fonds propres négatifs, tant que règne la confiance accordée par les agents économiques envers la monnaie qu’elle émet.
La BCE déteint 2200 milliards de dettes publiques, dont 420 milliards de dette française. L’annulation d’une partie de celle-ci permettrait de dégager 100 à 200 milliards pour mettre sur pieds un véritable programme de transition écologique, sans alourdir plus encore notre dette publique.
L’air du temps a indéniablement changé en Europe. Des débats jusqu’alors interdits sont désormais ouverts : la suppression du pacte de stabilité, la constitution d’une capacité budgétaire commune financée par de nouvelles ressources propres, la monétisation des dettes publiques… Pour se développer, la zone euro doit se doter des armes monétaire et budgétaire lui permettant de faire feu de tout bois pour surmonter la crise et organiser la transition écologique et sociale vers le monde d’après. Reste à imaginer les mécanismes de contrôle démocratique de cet arsenal. A cet effet, un changement de traité devra également être l’occasion d’accroître le pouvoir des parlements nationaux et européen, dépositaires de la volonté générale.
[1] Archer D., Maser-Boehm P. (2013), « Central bank finances », BIS Papers n° 71, April.
Liêm Hoang-Ngoc, économiste, est maître de conférences HDR à l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne.
Lauréat du prix Jacques Tymen de l’Association d’Economie Sociale (1990).
Il s’engage parallèlement en politique en devenant le secrétaire général du club Démocratie-Egalité d’Henri Emmanuelli de 2000 à 2002. Il est membre du Conseil national du PS de 2002 à 2015, secrétaire national adjoint en charge de l’économie de 2008 à 2012 et membre du Bureau national de 2012 à 2014. Il démissionne après le congrès de Poitiers de 2015 pour fonder un nouveau mouvement politique : La Nouvelle Gauche Socialiste. Député au Parlement européen (groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates) de 2009 à 2014, il est le co-rapporteur remarqué d’un rapport d’enquête sur le rôle et les activités de la « troïka » (BCE, Commission et FMI) dans les pays du programme de la zone euro en 2013-2014.
Plus récemment, on le retrouve co-fondateur de La France Insoumise, responsable des questions économiques dans l’équipe de campagne de LFI en 2017, où il se fait le promoteur d’un keynésianisme social et écologique. Il continue depuis à travailler sur l’idée d’un « éco-socialisme ». Il est aujourd’hui conseiller régional d’Occitanie.
Il est chroniqueur économique sur France Inter, en binôme avec Bernard Maris, dans la rubrique « l’autre économie » durant la saison 2008. Et dans la revue Politis (rubrique économique « à contre-courant ») depuis 2003.
Auteur notamment de « La gauche ne doit pas mourir » avec Philippe Marlière (Les Liens qui libèrent, 2014), « Vive l’impôt ! » (Grasset, 2007), « Le Fabuleux Destin de la courbe de Phillips », (Presses universitaires du Septentrion, 2007), « Salaires et emploi, une critique de la pensée unique », (Syros, 1996).
Remerciements à François Lemaire, artiste-peintre
François Lemaire artiste-peintre
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