Thierry LIBAERT : « J’ai toujours pensé qu’il y avait une chose qui était fondamentale, c’est qu’il fallait éviter pour les organisations publiques, privées, etc. d’être dans la réassurance. Je dis souvent « on rassure des enfants, mais on informe des adultes ».
Dans un entretien à distance pendant le confinement, le 9 avril dernier, notre ami Thierry Libaert spécialiste de la communication et expert reconnu en communication de crise, directeur scientifique de l'Observatoire international des crises, a partagé avec les membres de l’Afci *, à la faveur de leur premier podcast, son analyse de la crise sanitaire du Covid-19. Nous vous en livrons ici un extrait.
Propos recueillis par Jean-Marie Charpentier - AFCI
Bonjour Thierry, cela fait plus de 20 ans que tu suis les crises dans la société ou à propos des entreprises. Parlons de la crise que nous vivons en ce moment. Comment la caractérises-tu au fond ? En quoi se distingue-t-elle d’autres crises ? N’est-ce pas d’ailleurs beaucoup plus qu’une crise au sens où on l’entend d’habitude ?
Non, au contraire, c’est une vraie crise. On a tellement eu l’habitude pendant très longtemps de considérer que la crise c’était n’importe quel événement un peu gênant, surtout après l’ère des réseaux sociaux où on considérait que le bad buzz, ça pouvait être une crise, là on s’aperçoit que la crise c’est un peu la définition originelle, c’est-à-dire c’est souvent une question de vie ou de mort pour une organisation. Ce qui a caractérisé la crise du Covid-19, et c’est peut-être le plus important c’est que c’est la première crise qui soit totalement universelle. Pour le coup, tout le monde a été touché. Elle se caractérise par son impact, c’est-à-dire les effets sont gravissimes, par son incertitude, on a vu les pouvoirs publics un peu désarçonnés, peut-être par l’invisibilité de la menace, c’est-à-dire on ne voit pas le risque, et puis caractéristique également, c’est l’absence de responsable identifié. Sauf à vouloir accuser le pangolin, on a du mal à trouver un bouc émissaire dans ce type de crise.
Donc on a une crise qui est un peu spéciale, où les phases aiguës qui sont en général des phases très courtes dans les organisations, c’est 24h-48h de forte intensité médiatique, là on voit que durant plus de deux mois, la Covid-19 a été le sujet prioritairement traité et par les médias du monde entier et ce n’est peut être pas terminé
Si on prend un peu de recul, comment les sociétés ont-elles appréhendé et fait face aux crises à différentes époques ? Les représentations et les réactions ont été très marquées par le religieux. Peux-tu nous donner quelques repères dans l’histoire ?
Oui c’est vrai qu’au début les crises étaient très marquées par le religieux. Ça a duré longtemps d’ailleurs parce qu’en général on pense que c’est jusqu’à la fin du 19ème siècle que les crises étaient attribuées à des phénomènes divins, il fallait nous punir pour nos péchés. La deuxième étape c’est au début des 18ème-19ème siècles. En fait c’est avec l’industrialisation. Et là, comme on ne pouvait pas attaquer les entreprises, il n’y avait pas de syndicat, il n’y avait pas d’organisation pour remettre en cause, on mettait ça un peu sur le compte de la fatalité. Le début de la crise est vraiment venu au début du 20ème siècle et surtout à partir des années 70-80. La crise est apparue sous un angle un peu technique, c’est-à-dire celui de la réduction des risques. C’est aussi le moment où l’on voit apparaître la responsabilité de l’homme et même si l’homme n’est pas la cause, il peut avoir une responsabilité parce qu’on pense qu’il peut en réduire les effets. L’étape du professionnalisme, c’est à la fin des années 80, c’est avec le moment où on s’aperçoit que la communication peut avoir un rôle majeur. C’est Tchernobyl qui a été un détonateur au niveau international parce que c’est la première grande crise où les conséquences se font en dehors même des frontières d’un pays. Et puis peut-être la dernière étape c’est à partir de 2005 environ, avec l’heure des réseaux sociaux et le brouillage même de la crise avec le bad buzz.
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est cette place croissante des risques dans la société et l’entreprise. Que représente cette notion de risque appliquée au champ gouvernemental, économique, technologique, social comme aujourd’hui sanitaire ? Le philosophe allemand Ulrich Beck parle de société du risque.
Oui, et d’ailleurs avant lui en 1981, déjà Patrick Lagadec évoquait la civilisation du risque. En fait, ce qui était intéressant avec ces auteurs, c’est que pendant très longtemps on croyait que le progrès de l’humanité se faisait justement en réduction des risques, qu’on pouvait aller progressivement vers un risque zéro, et en fait ce qu’ont montré ces auteurs, c’est que c’était justement avec le développement du progrès technique, nos civilisations apparaissaient également plus fragiles. C’est-à-dire que la complexité technologique était un peu corrélée à une augmentation du risque. Et en fait il y a deux choses qui sont apparues, c’est tout à la fois un accroissement des risques et des crises, c’est vraiment vers 70-80 que le phénomène est apparu, mais aussi une plus forte sensibilité parce qu’en fait il y a tout à la fois la survenance des crises, mais il y a aussi une hypersensibilité par rapport aux risques. Donc en fait il y a un lien à faire entre le risque lui-même et la perception d’un risque, et on voit que la perception du risque est plus forte que jamais.
On voit en ce moment toute la place prise par la communication dans la gestion de crise au point d’ailleurs d’être omniprésente. Peux-tu nous aider à situer ce que l’on appelle communication de crise ?
La communication a trop longtemps été considéré comme un flux unidirectionnel de messages, et donc en période de crise, la communication de crise, c’est une organisation qui développe ses messages vers l’extérieur, c’est-à-dire une conception télégraphique utilisée dans un but purement défensif, de défendre ses intérêts. J’aime beaucoup l’approche qui est développée par Finn Frandsen à l’université d’Aarhus, qui parle d’arène rhétorique. C’est-à-dire que ce n’est pas seulement l’organisation vers ses publics qui est en crise, c’est en fait l’ensemble des interlocuteurs, l’ensemble des parties prenantes qui s’expriment sur une crise. Ce n’est pas juste entre un émetteur et un récepteur, et puis surtout quand on parle de communication de crise, ce n’est pas seulement l’opinion publique, ce n’est seulement les médias.
On a parfois l’impression en matière de communication de crise, comme tu le disais, qu’il suffirait d’avoir les bonnes recettes et les bons éléments de langage.
Oui, c’est vraiment toute la difficulté de l’exercice parce que les crises ont totalement changé de visage et ça Patrick Lagadec le disait très bien, Christophe Roux-Dufort également au début des années 2000, c’est-à-dire que les crises qu’on anticipe n’arrivent pas, c’était le cas justement de de la crise de 2006, H1N1. Tout le monde était persuadé que le virus de la grippe aviaire allait se répandre. Et puis à l’inverse, les crises qui nous arrivent ont été des crises qui émergent dans les interstices de nos cartographies. Donc il y a cet aspect d’imprévisibilité de la crise qui est extrêmement fort. On voit effectivement qu’il y a eu ce que j’appelle la crise mutante, protéiforme, en recomposition permanente et tout cela implique que les principes même de la communication de crise volent un peu en éclats.
Une crise ou une catastrophe se situe toujours sur une échelle de temps avec un avant, un pendant et un après. On parle en ce moment avec envie, espoir sans doute, du jour d’après. Comment la communication intervient-elle dans ce facteur temps, quels sont les registres à privilégier notamment dans la phase émergente?
La phase émergente, c’est la plus complexe parce que quand on est dans une phase émergente, on ne le sait pas. Mais en fait, c’est toute la difficulté de ce qu’on appelle le signal faible. Il est toujours plus facile d’attribuer des signaux faibles préalables à un événement dont on connaît le résultat final. Mais c’est seulement parce que tu as connu le résultat final que tu peux dire que c’était un signal faible. Donc on a vraiment là un problème de logique par rapport à cette phase émergente et qui est lié à ce qu’on disait juste auparavant sur la caractéristique d’imprévisibilité croissante des crises, alors après coup évidemment tu trouveras toujours des donneurs de leçons qui vont te dire, oui, on aurait dû commander des masques, on aurait dû libérer des lits, on aurait dû acheter du gel, etc. mais le problème c’est que quand tu es en phase émergente au moment des signaux faibles, tout ça tu ne le sais pas. J’ai toujours pensé qu’il y avait une chose qui était fondamentale, c’est qu’il fallait éviter pour les organisations publiques, privées, etc. d’être dans la réassurance. Je dis souvent « on rassure des enfants, mais on informe des adultes ».
Thierry Libaert est membre du Comité Economique et Social Européen (sections « Environnement » et « Marché Intérieur ») dont il est le point de contact de la délégation française; rapporteur de l'avis du CESE du 17-10-2013 relatif à l'obsolescence programmée, premier texte européen à se prononcer sur ce sujet. Membre du Conseil d’Orientation des Consultations Citoyennes sur l’Europe.
Il a participé au Grenelle de l'environnement (2007) au sein de la commission "Gouvernance".
Thierry Libaert est directeur scientifique de l'Observatoire international des crises ; membre du comité de rédaction de la revue Recherches en Communication (depuis 2009), du comité de lecture de Communication & Organisation et de la revue Public Relation Inquiry.
Pt de l’Académie des Controverses et de la Communication Sensible (ACCS), membre du conseil d’administration de l’Institut des futurs souhaitables, membre du Conseil de l'éthique Publicitaire (CEP) et du Comité d'orientation du GIE "Toute l'Europe", 1er site d'information sur l'Europe.
Prix 2019 de l’Académie des sciences commerciales pour son livre Communication de crise (publié en 2018),
Auteur de plusieurs rapports dont celui Pour une consommation plus durable, en phase avec les enjeux européens pour le ministère de la Transition Ecologique et Solidaire (Janvier 2019).
Derniers ouvrages parus : "Développement durable - Une communication qui se démarque", en co-direction avec Solange Tremblay et Nicole d'Almeida (Presses
universitaires du Québec, février 2018), Déprogrammer l'obsolescence (Ed Les Petits Matins, sept 2017).
Thierry Libaert est membre du conseil scientifique et du conseil des membres du PRé.
Thierry Libaert (@Thierrylt) | Twitter
Références des ouvrages cités dans la totalité de l’entretien :
Ulrich Beck, La société du risque, Aubier 2001
Jean-Marie Charpentier et Jacques Viers, Communiquer en entreprise, Vuibert, Paris, 2019
Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, Paris, 2019
Finn Frandsen et Winni Johansen, Organizational crisis communication. Sage. 2017
Patrick Lagadec, Le Continent des imprévus Journal de bord des temps chaotiques, Manitoba Les Belles Lettres, Paris, 2015
Thierry Libaert, Communication de crise, Pearson, Paris, 2018
* Remerciements à l’Association française de communication interne pour avoir aimablement autorisé Le PRé à publier cet extrait de leur entretien, ainsi qu'à Jean-Marie Charpentier, consultant, Etudes Communication et Social, membre du CA de l’AFCI :
Podcasts |
9/04/20 |
Pour aller plus loin avec Thierry Libaert : https://www.afci.asso.fr/wp-content/uploads/2020/04/Teaser-Conversations-1.mp4?_=1
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jeannaem@hotmail.fr (mardi, 09 juin 2020 11:48)
Très didactique ! Nous sortons des banalités sur la com de crise et c'est assez rare qu'un expert accepte de transmettre réellement un savoir et un savoir faire. La simplicité des explications et la richesse des références sont très opérantes. Merci à Thierry LIBAERT et au Pré !
Dominique Lévèque (mardi, 09 juin 2020 12:03)
Nous avons omis de préciser que Thierry Libaert est membre du conseil scientifique et du conseil des membres du PRé !