Voici un beau poème d’Émile VERHAEREN (1855-1916), grand Belge, grand européen, extrait du recueil ‘Les Villes à pignons’ (Bruxelles, Deman 1910).
Chantre du vers libre, symboliste, sensible aux questions sociales, six fois proposé pour le Prix Nobel, d’une grande fécondité, il est traduit en vingt langues.
En 1916, le poète, dramaturge, critique d'art et conférencier est invité à Londres où il est célébré depuis 1915 comme « The Prophet-Poet of Belgium », pour parler de la Belgique : il meurt accidentellement, brutalement, en gare de Rouen, écrasé par un train, après avoir été bousculé par une foule en liesse qui l'accompagnait jusqu'à son quai.
Il avait 61 ans, rentrait chez lui, à Saint-Cloud, au 5, rue de Montretout, où il vivait avec sa compagne Marthe Massin, artiste peintre.
Portrait d'Émile Verhaeren par Georges Tribout
Figure éminente de la scène artistique et littéraire au tournant des XIXe et XXe siècles, précocément reconnu en Grande-Bretagne - en France la ville des Hauts-de-Seine lui consacra une exposition « Emile Verhaeren (1855-1916), poète et passeur d’art » en 2016 au Musée des Avelines pour honorer le centenaire de sa disparation et des générations d'écoliers ont appris par coeur son poème Le vent sauvage de Novembre - il est l'un des plus grands poètes belges flamands d’expression française, que l'on compare pour sa grandeur à Victor Hugo et Walt Whitman.
Dans ce poème LES ROIS, nous rencontrons un Noël aux belges bien gelés.
Pour l’illustrer, voici des toiles des deux Pieter Brueghel, père et fils : " L’Adoration des Mages " et les " Pâtineurs au piège d’oiseaux ".
BONNE ANNÉE au PRé, POUR UNE REPUBLIQUE ÉCOLOGIQUE, à toutes et à tous !
Timothy Adès
LES ROIS
C’est une troupe de gamins
Qui porte la virevoltante étoile
De toile
Au bout d’un bâton vain.
Le vieux maître d’école
Leur a donné congé;
L’hiver est blanc, la neige vole,
Le bord du toit en est frangé.
Et par les cours, et par les rues,
Et deux par deux, et trois par trois,
Ils vont chantant avec des voix
Qui muent,
Tantôt grêles, tantôt fortes,
De porte en porte,
La complainte du jour des Rois.
« Avec leurs cœurs, avec leurs vœux,
Toquets de vair, souliers de plumes,
Collets de soie et longs cheveux,
Et blancs comme est blanche l’écume,
Faldera, falderie,
Vierge Marie,
Voici venir, sur leurs grands palefrois,
Les bons mages qui sont des rois. »
« Avec leurs cœurs, avec leurs vœux,
Jambes rêches, tignasses rousses,
Vêtement lâche en peaux de bœufs,
Mais doux comme est douce la mousse
Faldera, falderie,
Vierge Marie,
Voici venir, avec troupeaux et chiens
Les vieux bergers qui ne sont rien. »
« Avec leurs cœurs, avec leurs vœux,
Sabots rouges, casquettes brunes,
Mentons gercés et nez morveux
Et froids comme est froide la lune
Faldera, falderie,
Vierge Marie,
Voici venir, au sortir de l’école
Ceux qui demandent une obole. »
Et sur le seuil des torpides maisons,
Non pas à flots, ni à foisons,
Mais revêches et rarissimes,
Comme si le cuivre craignait le froid,
Sont égrenés, du bout des doigts,
Les minimes centimes.
Les gamins crient,
Et remercient,
Happent l’argent qui leur échoit;
Et chacun d’eux, à tour de role,
Et sur le front, et sur le torse, et les épaules
Se trace, avec le sou, le signe de la croix.
THE KINGS
An urchin troupe
Waves the twirling star
Of cloth at the top
Of a lofty prop.
Old schoolmaster grants
A half-day off.
Winter’s white, flakes dance,
Snow fringes the roof.
In courts and streets
By twos and threes
From door to door they sing
With breaking voices hoarse or strong
This day’s own ballad of the Kings.
“With heartfelt goodwill-vows,
Topknots of ermine, plumes on shoes,
Silk collars, tresses, here we come,
As pale as foam,
Fal-lal, fal-lairy,
Virgin Mary,
On our high palfreys journeying,
We kindly Wise Men, each a king.”
“With heartfelt goodwill-vows
And shaggy legs and russet wigs
And shabby garb of hides of cows
As soft as moss,
Fal-lal, fal-lairy,
Virgin Mary,
Here we come with flocks and dogs,
We the old shepherds, merest dross.”
“With heartfelt goodwill-vows,
Chins chapped, snot-nosed,
Brown-capped, red clogs,
Cold as the moon,
Fal-lal, fal-lairy,
Virgin Mary,
Here we come from schoolroom door,
For an obol, only a coin, no more.”
And on the thresholds
Of torpid households
Not streaming, teeming
But crabbed and sparse, –
Perhaps the brass
Shrinks from the cold? –
Cold hands dispense
Mean sous and cents.
Urchins cry thanks,
Snatch the sum thrown,
And each in turn
On brow, breast, shoulders with the coin
Traces the cross.
Traduction © Timothy Adès
Émile Verhaeren en redingote rouge, 1907, par Georges Tribout (1884-1962) (Coll. Musée Émile Verhaeren, Sint-Amands, Belgique)
Une Lecture, 1903 - lecture d'un poème par Émile Verhaeren dans son bureau de Saint Cloud - par Théo van Rysselberghe (1862-1926) (Musée de Gand)
La Lecture (Émile Verhaeren) par Constant Montald (1862-1944)
Portrait d'Émile Verhaeren, 1890, par James Ensor (1860-1949)
Portrait d'Émile Verhaeren (à son bureau à Saint Cloud) signé et dédicacé « Aux bons amis » par Maximilien Luce (1858-1941) (Mantes-la-Jolie, Musée de l’Hôtel-Dieu)
Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.
"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.
Timothy Ades est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.
Derniers ouvrages parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions.
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