A propos de la colonisation et de l’origine de la guerre d’indépendance algérienne, nous voulons signaler la sortie du livre de Benjamin Stora Les Passions douloureuses qui fait suite à son rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis au Président de la République en janvier dernier. Pour mener cette enquête mémorielle, Benjamin Stora s'est appuyé sur l'historiographie existante, constituée par nombre de ses propres travaux, et il a interrogé des dizaines d'acteurs : des combattants indépendantistes aux « pieds-noirs », des soldats français aux « harkis », des juifs aux Européens « libéraux », communistes ou partisans de l’Algérie française…
A l'issue de son rapport, Benjamin Stora formule une trentaine de préconisations déjà évoquées ici dont entre autres :
- Constituer en France une commission "Mémoire et Vérité" chargée d'impulser des initiatives communes entre la France et l'Algérie sur les questions de mémoires ;
- Commémorer les différentes dates symboliques du conflit (accord d'Evian le 19 mars 1962, hommage aux harkis le 25 septembre, et répression des travailleurs algériens en France le 17 octobre 1961) ;
- Restituer à l'Algérie de l'épée de l'émir Abdelkader, héros de la résistance à la colonisation française au XIXe siècle ;
- Reconnaître l'assassinat de l'avocat et militant politique Ali Boumendjel, pendant la bataille d'Alger en 1957 ;
- Mettre en place une commission mixte d’historiens français, et algériens, pour faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962 ;
- Poursuivre les travaux sur les essais nucléaires français dans le Sahara et leurs conséquences, ainsi que celles de la pose de mines antipersonnel durant la guerre ;
- Faciliter les déplacements des harkis et de leurs enfants entre la France et Algérie ;
- Encourager la préservation des cimetières européens en Algérie, ainsi que des cimetières juifs et des tombes des soldats algériens musulmans morts pour la France pendant la guerre d'Algérie ;
- Avancer sur la question des archives, avec comme objectifs le transfert de certaines archives de la France vers l'Algérie, et d'autre part permettre l'accès aux chercheurs des deux pays aux archives françaises et algériennes ;
- Réactiver le projet de Musée de l'histoire de la France et de l'Algérie, prévu à Montpellier et abandonné en 2014;
- Faire entrer au Panthéon l'avocate Gisèle Halimi, figure d'opposition à la guerre d'Algérie ;
- Créer une commission franco-algérienne sur l'avenir du canon "Baba Merzoug" ;
- Eriger des "lieux de mémoire" sur quatre camps d'internement d'Algériens en France.
En acceptant cette mission, Benjamin Stora qui a travaillé la question pendant plus de cinquante ans, savait qu'il prendrait des coups. Il l'a accepté. Ce rapport qui fera date, tant il marque un tournant dans notre façon de voir les choses et pose clairement les enjeux, a été comme il fallait s'y attendre largement commenté des deux côtés de la Méditerranée, et le souci de son auteur d'en finir avec les "trous de mémoire", de se défaire des postures improductives, d’aller au-delà des antagonismes anciens, de dépasser la compétition victimaire et la communautarisation des mémoires, a été diversement apprécié, parfois même par des personnalités qui ne l'avaient pas encore lu...En France, les discussions sur la colonisation et la guerre en Algérie restent une source de clivage politique. Derrière «l'Algérie», les politiques parlent avant tout de sujets intérieurs, d'identité nationale, d'immigration, de sécurité, de cohésion sociale, de "vivre ensemble", de diversité des cultures. Idem en Algérie où les enjeux sont largement pareillement internes et renvoient à l'histoire officielle, écrite depuis des années par un pouvoir peu soucieux de la nuance raisonnable, de la complexité du sujet et de la réalité de la pluralité de l'Algérie, préférant jusqu'à maintenant une histoire exagérément simplifiée au service de sa propre légitimation.
Certains, notamment des médias algériens, lui ont reproché de ne pas avoir recommandé des « excuses » de Paris, ce qui n'était évidemment pas le propos de l'historien. Ce qui n'était tout simplement pas de son ressort. Même si l'on connait son sentiment personnel sur la question : "Les discours d'excuses ne doivent pas être des mots prononcés un jour pour se débarrasser le lendemain d'un problème si profond ".
D'autres, du côté des autorités algériennes actuelles, par la voix d'Abdelmadjid Chikhi, directeur général des archives nationales, exprimant quelque peu une défiance officielle en qualifiant le rapport de franco-français, et arguant du fait que « La réconciliation des mémoires doit d’abord commencer chez les Français. En Algérie, nous avons une seule mémoire qui est la mémoire nationale ». On voit que la tâche est ardue, qu'il faudra faire avec des susceptibilités exarcerbées, des mythologies construites, pour avancer dans la voie d'avenir proposée par Benjamin Stora, mais il n'est pas interdit d'espérer que le pas de deux du DG des archives nationales chargé en juillet 2020 par le président Abdelmadjid Tebboune de travailler de concert avec Benjamin Stora porte ses fruits et inspire les nouvelles générations d'historiens, chercheurs, mais aussi d'écrivains et d'artistes qui porteraient à leur tour cette volonté de réconciliation mémorielle en empruntant la méthode proposée par Benjamin Stora qui privilégie l'éducation, la culture, par la connaissance de l'autre, et de tous les groupes engagés dans l'histoire algérienne.
Comme il le commente lui-même dans une Tribune publié fin janvier 2021 par le Quotidien d'Oran : "C'était la démarche des regrettés Jacques Berque et
de Mohammed Arkoun : par la connaissance concrète, érudite, faire baisser la peur de l'autre, réduire la part de fantasmes, s'éloigner des mémoires dangereuses qui se sont développés dans les
deux sociétés. La plupart de ceux qui critiquent vivement, en Algérie, mon rapport ne connaissent peut-être pas mes livres (ma biographie de Messali Hadj, de Ferhat Abbas, le dictionnaire
biographique des 600 biographies de militants nationalistes algériens, élaboré tout seul, publié en France en 1985 ; ou mes biographies de De Gaulle et de Mitterrand
.). Ils sauront que j'ai
simplement proposé dans mon Rapport une méthode qui est la mienne depuis longtemps: connaître les motivations, la trajectoire de tous les groupes de mémoire frappés par cette guerre dévastatrice,
patiemment (cela fait plus d'un demi-siècle que je travaille et j'enseigne sur cette histoire) pour faire reculer les préjugés et le racisme; avancer pas à pas, par des exemples concrets, pour
comprendre la réalité terrible de la conquête de l'Algérie et du système colonial (massacres de civils, exécutions sommaires, essais nucléaires, disparus, prises d'archives); et ne pas se
contenter de s'enfermer dans la répétition de discours politiques, donc de trouver les moyens, par des exemples pratiques, de transmettre aux nouvelles générations leurs histoires réelles. Nous
avons pris bien du retard, en France et en Algérie, dans tout ce travail d'éducation, si nécessaire, précisément pour faire comprendre la réalité du système colonial. Les discours d'excuses ne
doivent pas être des mots prononcés un jour pour se débarrasser le lendemain d'un problème si profond. C'était ma démarche pour ce rapport : celle préconisée par les « ancêtres » du nationalisme
algérien (Messali, Abbas et Ben Badis) qui n'ont cessé de promouvoir la connaissance, l'instruction pour relever les défis posés à la société algérienne. Après la longue période d'installation
d'une occultation pendant trente ans, de l'indépendance des années 60 aux années 90 de la « décennie noire » ; puis, celle d'un retour, dans la période 1990-2020, de toutes les mémoires et de
leur enfermement victimaire en France, (parce que tout le monde veut absolument avoir eu raison dans le passé), il est temps que commence, peut-être, un troisième cycle : celui du dévoilement des
motivations de l'autre et les connaissances réciproques. Un moment de sortie d'une rente mémorielle, et la volonté de condamnation définitive d'un système, la colonisation, qui appartient, je
l'espère, à une histoire ancienne. "
Pour se faire sa propre idée, le mieux c'est encore de lire son livre Les Passions douloureuses qui vient de sortir en librairie. Quelques extraits du rapport peuvent d'ores et déjà permettre d'avoir une idée de la démarche de Benjamin Stora, de donner envie de lire Les Passions douloureuses, et de déminer quelques a priori :
Page 22 : « Comprendre l’engrenage sanglant de la guerre d’Algérie, exige de revenir à l’origine de cette séquence particulière : la colonisation. Il ne s’agira pas ici de retracer toute l’histoire de la longue conquête coloniale, ni même de revenir à l’histoire d’une Algérie précoloniale. Mais de signaler que cette possession d’un territoire par la France a pris beaucoup de temps. La destitution du dey d’Alger en 1830 et de son administration après la rapide prise de la ville en quelques semaines n’a pas marqué, en effet, la fin mais le début des hostilités sur tout le territoire. Refusant de devenir un vassal du pouvoir français, Hadj Ahmed, bey de Constantine, combat par exemple dans l’Est algérien pendant près de… vingt ans. Si les soldats français arrivent à prendre d’assaut Constantine en 1837, ils n’obtiennent la reddition du chef « rebelle », alors réfugié dans les Aurès, qu’en 1848. Et ils ne réussiront à « soumettre » toute la région est de l’Algérie que le bey Ahmed a soulevé, en réduisant au moins pour un temps la résistance kabyle, qu’en 1857. Mais surtout, la France, avec alors la première armée du monde, aura besoin de plus de quinze ans pour mettre fin à l’extraordinaire mouvement de résistance de l’émir Abd el-Kader à l’Ouest et dans l’intérieur du pays.
La grande révolte de Kabylie de 1871, qui s’est déroulée au même moment que la Commune de Paris, a été écrasée, ses principaux responsables tués ou déportés en Nouvelle Calédonie.
Ces épisodes d’une conquête longue et sanglante a marqué durablement les familles algériennes, et reste peu connu aujourd’hui encore dans la société française, surtout habituée aux récits sur « la mission civilisatrice de la France » et le rôle de la République émancipatrice. »
Page 24 : Les populations algériennes ne conservent pas le même souvenir de cette longue période, et parlent surtout de dépossessions foncières, déplacements de populations vers des zones arides, baisse démographique et brutalisation de leur société d’origine. L’histoire des cimetières de musulmans ayant refusé la pénétration coloniale porte témoignage de cette histoire. Ainsi, sur l’île Sainte-Marguerite, la plus grande des îles de Lérins en face de Cannes, entre huit cents et mille algériens résistants contre la colonisation française du XIXème siècle ont été déportés avec leurs familles entre 1840 et 1880, en majorité des membres de la Smala de l’Emir Abd el-Kader. Beaucoup sont morts et ont été enterrés sur l’île. D’autres centres de détention d’opposants algériens à la conquête ont été ouverts en France : en 1843, au fort Lamalgue, au sein de la base navale de Toulon, et au fort Brescou, au large du cap d’Agde, puis, en 1844-1845, aux forts Saint-Pierre et Saint-Louis, à Sète. En Corse, la caserne Saint-François d’Ajaccio servit à cet usage en mars 1859, puis la citadelle de Corte en 1864. En 1871, la répression en Kabylie de l’insurrection d’el-Mokrani entraîna l’ouverture du « dépôt des internés arabes » à la citadelle de Calvi, qui fut transféré en 1883 au fort Toretta .
Page 25 : « Au récit d’un nationalisme français valorisant la construction de routes permettant la modernisation du commerce, des hôpitaux qui font reculer les maladies, des écoles chargés de combattre l’analphabétisme… s’oppose le souvenir persistant de la dépossession foncière massive, de la grande misère dans les campagnes, ou de la perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique). En Algérie en effet, l’histoire du patronyme est particulière. Elle est intimement liée à l’histoire coloniale française. Avant 1882, et la loi sur « l’État civil des Indigènes musulmans de l’Algérie », il n’existait pas de patronymes dans le sens français du terme mais plutôt une généalogie, des « fils et filles de ». À la date du 23 mars 1882, l’Assemblée française impose aux « indigènes » de s’inscrire sur les registres du Code civil. Mais francisation des noms arabes par l’état civil conduit à des erreurs de transcriptions et, parfois, à des incongruités. Les moyens dont dispose alors la langue française ne permettent pas de retranscrire correctement les noms algériens. Le passage de l’oralité à l’écrit a causé des dégâts sur la forme et le sens des patronymes, et c’est pourquoi certaines familles se sont retrouvées sans nom patronymique ».
On peut noter que suivant en cela des préconisations du rapport Stora, la France a remis en juillet 2020 à Alger 24 crânes de combattants nationalistes tués au début de la colonisation, qui étaient entreposés à Paris. En outre, le Président Macron a reconnu, « au nom de la France », que l’avocat et dirigeant nationaliste Ali Boumendjel avait été « torturé et assassiné » par l’armée française pendant la Bataille d’Alger en 1957. Un assassinat que l'on avait fait passer à l'époque pour un suicide. Enfin, il a également été décidé de faciliter l’accès aux archives classifiées de plus de cinquante ans, notamment celles sur la guerre d’Algérie.
Bien sûr que le rapport Stora n'a pas traité de tous les sujets , il n'a jamais prétendu à l'exhaustivité, il s'est focalisé sur le périmètre de sa mission, sur les questions mémorielles. C'est déjà énorme. C'est un début.
Dominique Lévèque
Benjamin Stora, Ph.D en sociologie et en histoire, est professeur émérite des Universités. Spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), des guerres de décolonisations et de l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe.
Inspecteur général de l'Éducation nationale (2013-2018). Président du Conseil d’orientation de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée qui réunit le Musée de l’histoire de l’immigration et l’Aquarium de la Porte Dorée (2014-2020).
Auteur de plusieurs rapports dont un remis en février 2019 à la suite d’une mission (confiée en 2018 par Françoise Nyssen, ministre de la Culture), de coordination et d’accompagnement de l’action culturelle en faveur des migrants, mise en place dans les établissements nationaux du ministère de la Culture. Ses conclusions devant aboutir à des propositions opérationnelles répondant à trois objectifs (développer l’accès des migrants aux arts et à la culture, au travers notamment d’actions menées par les opérateurs nationaux ; donner la possibilité, par le développement de travaux déjà initiés, aux artistes et professionnels du secteur culturel migrants de poursuivre leur activité sur le territoire français ; contribuer à l’évolution des regards portés par notre société sur les populations migrantes, par le biais de projets artistiques accessibles au plus grand nombre).
Et un autre sur l'état de la recherche sur l'histoire de l'immigration en France remis en mars 2017 aux ministres de la Culture et de la Communication et de l’Enseignement supérieur et à la Recherche. Ce rapport dresse un état des lieux sur la fabrication et la diffusion du savoir sur l'histoire de l'immigration en France, des années 1980 à nos jours.
Il présida la commission sur les manifestations sanglantes de décembre 1959 en Martinique, de Mai 1967 en Guadeloupe et le crash en juin 1962, qui a remis son rapport le 21 novembre 2016 à la Ministre des Outre-mer (Ericka Bareigts).
Benjamin Stora est membre du conseil scientifique du PRé.
Derniers ouvrages parus : Penser les frontières, avec Régis Debray (Bayard, mars 2021), Les Passions douloureuses (Albin Michel, février 2021), Une mémoire algérienne (Robert Laffont, Collec Bouquins, 2020), Retours d'Histoire, l'Algérie après Bouteflika (Bayard, 2020), Juifs, musulmans: chroniques d'une rupture (éd L'Esprit du temps, Avril 2017), Mouvements migratoires, une histoire française, avec Smaïn Laacher (L'Age d'homme, Janvier 2017).
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