Comment ne pas voir que l’actuelle crise sanitaire et climatique est aussi une crise des effets de la globalisation, de l’extension des échanges, de la fluidité tous azimuts, des dérégulations successives, et des conséquences des modalités actuelles de l’exploitation de la nature qui provoquent des dommages irréversibles au système écologique planétaire et mettent en péril l’existence même de l’espèce humaine ? Ce qu’il y a de nouveau, ou ce que l’on perçoit mieux, s’agissant du dérèglement climatique, c’est que son impact est de plus en plus tangible sur les conflits et les tensions géopolitiques, aussi bien dans certains pays d’Afrique qu’en Amérique centrale et, par ricochet, sur les autres continents.
Il faut prendre conscience dans le même temps que nous sommes de moins en moins à l’abri d’autres crises pandémiques : nous avons eu celle du virus A (H1N1) en 2009 et songeons que le seul XXe siècle en a connu 3 : la grippe espagnole (50-100 millions), la grippe asiatique dite de Singapour en 1957 (2 millions de morts) et la grippe de Hong-Kong en 1968 (4 millions de morts). Il va falloir repenser tout notre système d’alimentation.
S’il n’y avait que cela : les risques de conflits armés (déjà là par endroits) liés aux crises consécutives à la raréfaction des ressources énergétiques, minérales et alimentaires, aux revendication territoriales, les risques liés à une tendance à la tribalisation dans certaines régions du monde qui voit des ensembles politiques éclater, les risques liés au développement de la violence du faible au fort, etc. ; et, sur un plan géopolitique, les risques liés aux conséquences des rivalités économiques, des tensions diplomatiques et militaires qui s’élargissent dans le monde, avec leur lot de guerre cyber. En Europe, le risque (certain) inflationniste, alors qu’aux Etats-Unis, l’inflation semble s’installer pour durer…
On a pu croire que l’Europe se détachait (négativement) du reste du monde.
Outre Atlantique, on parlait volontiers de la « vieille Europe » avec beaucoup de condescendance et de (fausse) commisération, affichant ses attentions vers le monde asiatique. Ou encore comme d’un musée à ciel ouvert… Aujourd’hui, l’Europe est de nouveau sur le devant de la scène pour le meilleur et parfois pour le pire. Pour le meilleur avec sa gestion de la Covid et son plan de relance économique et social. Pour le pire, en étant à son tour touchée par la lame de fond autoritaire que l’on peut observer depuis des années, doublée ici ou là de discours démagogiques qui semblent bourgeonner un peu partout dans le monde et bouturer en Europe. Et qui sapent les fondements de nos sociétés.
Cela est difficile à admettre, mais la démocratie ne semble plus avoir le vent en poupe.
Un paysage mondial démocratique détérioré
En revanche, la « démocrature », ce système hybride qui se répand de la Russie au Venezuela, en passant par la Turquie, des pays d’Asie centrale et le Brésil, incontestablement oui. Mêlant des éléments de démocratie (comme la tenue d’élections) et ce que la philosophe Renée Fregosi (3) nomme le « justicialisme », une forme de populisme qui fait qu’au nom d’un mot d’ordre de "justice", un leader se maintient au pouvoir, mobilise en permanence les foules en lançant l’anathème sur des « élites », qu’il accuse d’avoir trompé le peuple.
La démocrature et le modèle autoritaire ont le vent en poupe
Il se nourrit du sentiment égalitariste des moins instruits, de ceux qui ont le sentiment de n’avoir pas été ménagés par la vie, de n’avoir aucune prise sur les évènements et de ne pas être pris en considération. Il prône un idéal de « justice » « abstrait, immédiat et total », « fondé sur un ressentiment profond et diffus », qui s’exprime en deux slogans : « justice pour le peuple, châtiment des coupables ! »
A la différence des totalitarismes ou des tyrannies classiques, la démocrature n’attaque pas de front l’idéal démocratique.
Au contraire, elle prétend le réaliser de manière plus authentique, en « rendant la parole au peuple, bâillonné par les élites ».
Tandis que les Talibans sont en train de s’emparer de nouveau de l’Afghanistan, le coup d’Etat au Soudan intervenu en septembre 2021, le troisième sur le continent africain en quelques mois, après ceux survenus au Mali et en Guinée, prouve une nouvelle fois que la transition démocratique (hors le cas de la Guinée où, à la faveur d’un coup d’Etat, une junte militaire a remplacé Alpha Condé, premier président guinéen à avoir été élu librement en 2010 qui a cru bon de procéder à un coup de force constitutionnel pour se maintenir au pouvoir), là où elle a été choisie, ne va pas de soi.
Les attaques contre la démocratie et les accès de répression se multiplient ailleurs dans le monde. Certes, le Soudan nous apparait loin et semble être un abonné aux coups de force, mais cette succession tragique est également de nature à alimenter la fatalité quand ce n’est pas la résignation, et sur place, sur le continent africain, et sur le continent européen.
On peut avancer bien sûr que des mécanismes multiples en sont à l’origine, mais ces coups de butoir illustrent combien la démocratie est en recul dans les pays où elle est fragile, d’ancrage récent.
S’il n’y avait que cela : le phénomène ne se limite pas à l’Afrique et touche les démocraties dites libérales dans le reste du monde, comme si la « viralité autocratique » pointée par l’institut V-Dem (un observatoire rattaché à l’université de Göteborg, en Suède), ne concernait pas que les démocraties les plus jeunes, dont le Myanmar (Birmanie) est un exemple des plus marquants avec un épisode militaire qui a stoppé dans le sang, en février dernier, un apprentissage démocratique soutenu pourtant massivement par le peuple birman dans les urnes.
Plus près de nous, la situation dans les Balkans occidentaux ne laisse pas d’inquiéter, exacerbée entre autres par le projet séparatiste du leader nationaliste serbe Milorad Dodik ; elle interroge sur les résultantes des interventions internationales dans l’ex-Yougoslavie, notamment en Bosnie et au Kosovo où les semi-protectorats internationaux mis en place, sous tutelle de l’ONU et de l’Union européenne (UE), avec l’aide de l’OTAN, n’ont toujours pas permis d’accoucher d’institutions démocratiques. Les populations sont repliées plus que jamais sur leur communauté d’origine. De sorte que le dossier Serbe est loin d’être un succès si l’on considère les ambitions de la communauté internationale à l’époque. Les accords de Dayton (1995) et la constitution mise en place, ont certes mis fin à la guerre, mais ont conduit à une quasi institutionnalisation du partage ethnique entre Musulmans, Serbes et Croates, de sorte que la séparation dure au-delà du raisonnable. Elle s’est érigée comme un modèle de gouvernement, s’est muée en séparatisme, multipliant les échelons de pouvoirs cantonaux, régionaux, nationaux, qui ont surtout réussi à se paralyser mutuellement. Quant au Kosovo, force est de reconnaître que la situation n’est guère plus brillante.
Les risques d’un nouvel embrasement en Europe du Sud sont là.
Et si l’on veut bien voir au-delà du continent européen que cette lame de fond autoritaire ébranle aussi des nations pourtant fortes d’une longue tradition de démocratie représentative et de pluralisme politique, comme l’Inde, classée par V-Dem dans la catégorie des « autocraties électorales », du fait de la pratique du pouvoir par Narendra Modi, ou bien Hongkong, mis au pas sans ménagement par Pékin, on ne peut que considérer la gravité de la situation.
La démocratie n’est pas une donnée naturelle
Et que dire de ce qui se passe sous nos yeux, au Sud de l’Europe, de l’autre côté de la méditerranée, dans ce pays autrefois considéré comme le « paradis de la démocratie dans le monde arabe », qu’est la Tunisie dont on peut se demander ce qu’il a fait des espoirs soulevés par la « révolution » de 2011, au vu du « coup de force » perpétré en juillet 2021 par le président Kaïs Saïed (salué alors par une rue en liesse) afin de s’arroger les pleins pouvoirs pour défaire l’architecture institutionnelle, détricoter apparemment la constitution de 2014, mettre au rancard l’ensemble des contre-pouvoirs et corps intermédiaires ? Jusqu’à sans doute remettre en cause certains principes fondateurs de l’indépendance du pays, s’attaquer à la sécularisation de la Tunisie et à sa « tunisianité »? On peine à voir surgir du positif pour les Tunisiens de cet autocrate à la rhétorique somme toute assez nationale-populiste qui ne semble penser que par la Charia et qui, tout juste élu en 2019, avait défendu le maintien de l’inégalité en matière d’héritage entre hommes et femmes au nom du Coran, fermant ainsi le chantier ouvert par son prédécesseur Béji Caïd Essebsi (décédé en juillet 2019).
D’autres éléments de détérioration de la démocratie sont là avec la sape des libertés publiques : la mondialisation des échanges, dont on a pu croire à un moment qu’elle contrarierait les régimes autoritaires, se satisfait de la dissémination des moyens de cybersurveillance qui y sont particulièrement déployés et n’empêche aucunement, quand elle ne le favorise pas, le développement d’une répression transnationale exercée par des pays comme la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie ou encore l’Arabie saoudite, y compris dans des havres traditionnels pour opposants et dissidents comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada ou la Suède. Cette détérioration n’épargne pas non plus les piliers les plus anciens de la démocratie libérale. La multiplication des offensives contre les indispensables contre-pouvoirs, qui sont pourtant les garants de son bon fonctionnement, en Europe comme aux Etats-Unis, en témoigne, sans compter les effets dévastateurs, dans ce qu’ils peuvent avoir de négatif, de réseaux pas toujours très sociaux qui y attisent les haines, et qui en vivent économiquement.
A l’épreuve d’une crise de l’ampleur de la pandémie qui a frappé le monde, le principal argument des régimes autoritaires, celui de l’efficacité, s’il n’a pas convaincu à l’extérieur, du moins a pu séduire face aux résultats des démocraties représentatives. La diplomatie sanitaire d’un grand pays comme la Chine, qui n’a jamais été aussi démonstratif dans sa volonté de puissance, marque des points et est révélateur du Soft power qu’elle exerce particulièrement en Afrique subsaharienne où elle poursuit patiemment le processus de la Chinafrique. Cependant qu’elle va plus avant dans sa stratégie des « nouvelles routes de la soie » terrestres et maritimes, en affichant ses visées sur le numérique, et du côté de l’Arctique, et tout en nouant une nouvelle alliance avec la Russie dans les domaines économiques, commerciaux et militaires.
Les coups de butoir actuels contre la démocratie exigent donc de l’attention, de la lucidité quant à ses faiblesses, et de la vigilance. Comme une forte volonté pour y parer.
La démocratie n’est pas une donnée naturelle, elle n’est pas davantage un acquis. Elle est en perpétuelle construction. Elle demeure, plus que jamais, un combat. Elle a des atouts dont il est encore temps de se rendre compte pour peu qu’on la fasse vivre. Le présent ne peut pas continuer à être aussi sourd.
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