Alain Caillé est depuis les années ‘80 l’infatigable promoteur d’un programme anti-utilitariste au sein du monde universitaire et social. Voilà 40 ans que la Revue du M.A.U.S.S (1), qu’il crée avec quelques autres en 1982, stimule la réflexion de centaines d’intellectuels : sociologues, économistes, philosophes, politologues … sensibles au paradigme du don, révélé par Marcel Mauss au début du XXe siècle. Alors que ce grand anthropologue identifiait le don dans les sociétés dites primitives, Alain Caillé et ses condisciples l’ont déniché au cœur de nos sociétés, pourtant gangrénées par l’économie de « chacun son intérêt ». La trilogie « donner, recevoir, rendre » sert de signal de ralliement à de nombreux adeptes du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, qui publient de nombreuses recherches sur cette base.
Ces réflexions se heurtent à plusieurs obstacles qui empêchent le bien-vivre dans nos sociétés : « un fonctionnement exclusivement centré sur l’efficacité utilitariste, la focalisation sur une croissance qui met en péril la nature et une chosification-marchandisation généralisée qui rend nos sociétés inhumaines. » (De la convivialité, dialogues sur la société conviviale à venir, Ed. La Découverte, 2011). Voilà pourquoi tout naturellement une réponse a été donnée à ces impasses dans lesquelles s’enfoncent nos sociétés. Elle débouche sur les principes de commune humanité et de commune socialité de tous les êtres humains, d’individuation (qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant ses capabilités, sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres, dans la perspective d’une égale liberté) et enfin d’opposition maîtrisée (un appel à pouvoir s’opposer sans se massacrer).
Le premier Manifeste convivialiste (2) est né de l’affirmation de ces quatre principes en 2013. Il est signé par 64 intellectuels critiques, issus principalement du monde francophone. Le Second manifeste, publié en 2020, bénéficie d’un soutien plus international (3), suite à la traduction du premier Manifeste dans une dizaine de langues. Cette fois, il se présente comme le résultat du travail d’un intellectuel collectif et vise à se mettre d’accord, à l’échelle mondiale, sur les valeurs essentielles à la survie matérielle et morale de l’humanité, et sur les voies de son progrès en civilisation et en art de vivre. Face à l’accélération du dérèglement climatique, un cinquième principe, de commune naturalité, rappelle le fait que les êtres humains ne doivent pas se rendre « maîtres et possesseurs » de la nature mais en font partie et sont en interdépendance avec elle. Un impératif transversal de maîtrise de l’hubris, autrement dit du désir de toute-puissance et de démesure, doit servir de régulateur et de garde-fou à ces cinq principes qui risqueraient, sans lui, de s’inverser en leur contraire. Cette fois, 300 personnalités intellectuelles, associatives et politiques issues de 33 pays de plusieurs continents acceptent de signer et de diffuser ce second manifeste. Le site www.convivialistes.org rend compte de ce cheminement et développe de nombreuses réflexions sur ce que serait une société conviviale.
Il est venu à l’idée d’Alain Caillé de positionner la politique convivialiste dans le débat des prochaines élections présidentielles. En publiant « Si j’étais candidat … », un opuscule de 71 pages publié dans la collection « Manifestes » aux Editions Le Pommier en janvier 2022, il entend montrer que les partis politiques présents aujourd’hui en France ne répondent pas aux questions essentielles posées par les citoyens, et auxquelles une politique convivialiste pourrait apporter des réponses en pleine conscience de la gravité du dérèglement climatique et dans la perspective d’une société réellement démocratique, empreinte de valeurs humanistes qui manquent tellement aux candidats actuels à la présidence française.
Le constat de départ est celui des fractures entre les différentes catégories de citoyens dans la France actuelle : il s’agirait en effet de donner une communauté de sens et de destin à quatre catégories de populations qui aujourd’hui s’opposent au lieu de s’unir : les précaires, les intégrés, les ségrégués et les globalisés (c’est-à-dire les bénéficiaires de la mondialisation néolibérale). Quelle est l’identité commune de toutes ces communautés divisées, fracturées ? Comment la France, ancien pays colonisateur, se reconnait-elle comme un pays désormais quasi-colonisé (notamment par les fonds de pension américains), dans une Europe paralysée par la règle de l’unanimité et par la monnaie unique (alors que l’euro aurait pu être simplement une monnaie commune, laissant des monnaies complémentaires - nationales, voire locales – avoir cours à l’intérieur des Etats) ? Alors que de nombreux Etats dans le monde sont pris dans la spirale de terribles dictatures, les Français semblent remettre en cause les fondements mêmes de leur démocratie, alors qu’il s’agirait de la redynamiser, au sein d’une Europe revivifiée. Enfin, il n’y aura pas de lutte efficace contre le dérèglement climatique et la crise écologique sans un souci premier de justice sociale.
Alain Caillé passe en revue l’offre politique actuelle et en conclut que les partis proposant des candidats à l’élection présidentielle ne réussissent pas à combiner harmonieusement deux passions : celle de l’excellence et celle de l’égalité. Au contraire, elles relaient soit une forme « d’aristocratisme monarchique », soit une forme « d’égalitarisme sans-culottiste » incapables de convaincre.
C’est pourquoi une première mesure serait d’établir une « Assemblée citoyenne constituante », pour faire renaitre un espoir et un élan partagés. Cette assemblée pourrait décider que chaque année soient convoquées une ou deux conventions citoyennes se prononçant sur des sujets jugés prioritaires. Afin de rétablir davantage d’égalité entre les citoyens, un déni de commune humanité et de commune socialité priverait de ses droits civiques tout citoyen dont il est prouvé qu’il recourt à l’évasion fiscale. D’autres mesures mettraient réellement en synergie les classes préparatoires, les grandes écoles et l’université, dans le but de produire des élites en élargissant leur aire de recrutement.
Démocratiser l’économie et mieux financer les services publics passe par la prise en compte du point de vue des salariés et par l’instauration du revenu universel, « versé inconditionnellement et intégralement cumulable avec d’autres sources de revenu, moyennant une imposition de ces derniers. ». D’autres mesures de bifurcation par rapport à la paralysie actuelle de l’économie visent notamment à instituer un réseau bancaire public, dans lequel les contribuables et les bénéficiaires des dépenses publiques disposeraient de comptes de dépôt. Mais surtout, il faudrait financer la transition écologique et la reconquête de l’autonomie économique de la France par un grand emprunt.
Quelques réflexions encore alimentent les questions relatives à l’avenir de l’Europe, à la sécurité, à la question migratoire (où il faut articuler la raison d’Etat et celle de la loi morale) et à la laïcité. Mais la lutte contre le réchauffement climatique passe par la rupture avec la raison néolibérale qui est son moteur premier. C’est donc une bifurcation fondamentale qui est demandée par rapport à l’inertie des politiques proposées aujourd’hui. Alain Caillé appelle de ses vœux la création d’un mouvement convivialiste, qui ne serait pas forcément un nouveau parti, mais « rassemblant dans une sorte de coopérative citoyenne souple tous ceux qui ont à cœur le souci du bien commun. »
Si j’étais candidat … Pour une politique convivialiste, Alain Caillé, 71 pages (Paris, Ed. Le Pommier, Collection Manifestes, 2022).
Alain Caillé, docteur en économie et en sociologie, est professeur émérite de sociologie à l’université Paris Ouest-Nanterre, auteur d’une trentaine de livres, est le fondateur de La Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en science sociale) et le porte-parole de l’Association convivialiste internationale.
(1) La Revue du M.A.U.S.S est une revue de recherche, de vulgarisation et de débats s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à ce qui se produit à l’intersection des sciences sociales, du politique et de l’histoire, et plus spécialement aux universitaires, aux chercheurs et aux étudiants. Elle doit son nom à Marcel Mauss célèbre sociologue français du début du XXe siècle, dont l’œuvre la plus marquante l’Essai sur le don (1924), connue internationalement est une brillante réfutation jamais écrite des hypothèses qui sont à la base de la théorie économique orthodoxe.
Le M.A.U.S.S. édite également, avec les éditions La Découverte & Syros une collection d’essais : La Bibliothèque du M.A.U.S.S., qui accueille désormais la série « Économie solidaire et démocratie ». Animée par le CRIDA (Centre de recherches et d'information sur la démocratie et l'autonomie, équipe de recherche du LSCI, laboratoire du CNRS LP31), cette série porte sur le fait associatif dans la perspective d'une économie et d'une démocratie plurielles.
Voir la page À propos du MAUSS qui, outre une présentation de la démarche du MAUSS, comprend un texte résumant le paradigme du don et ses principaux enjeux.
(2) Le premier Manifeste convivialiste, Déclaration d’interdépendance, ouvrage collectif, (Lormond, Le bord de l’eau, 2013) a été signé par plusieurs chercheurs (Yann Moulier-Boutang, Barbara Cassin, Eve Chiappello, Jean-Pierre Dupuy, François Flahault, Christophe Fourel, Susan George, Roland Gori, Marc Humbert, Edgar Morin, Chantal Mouffe, Serge Latouche, Roger Sue, Jacques Lecomte, Patrick Viveret, Axel Honneth, Dominique Meda…). Il fut initié par Alain Caillé, auteur en 2011 avec Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret de l’essai Du convivialisme, dialogues sur la société conviviale à venir (La Découverte, 2011.)
(3) Le Second manifeste du convivialisme - pour un monde post-néolibéral (Internationale convivialiste / Actes sud, 2020) a été signé par : Claude Alphandéry, Geneviève Ancel, Ana Maria Araujo (Uruguay), Claudine Attias-Donfut, Geneviève Azam, Akram Belkaïd (Algérie), Yann-Moulier-Boutang, Fabienne Brugère, Alain Caillé, Barbara Cassin, Philippe Chanial, Hervé Chaygneaud-Dupuy, Eve Chiapello, Denis Clerc, Ana M. Correa (Argentine), Thomas Coutrot, Jean-Pierre Dupuy, François Flahault, Francesco Fistetti (Italie), Anne-Marie Fixot, Jean-Baptiste de Foucauld, Christophe Fourel, François Fourquet, Philippe Frémeaux, Jean Gadrey, Vincent de Gaulejac, François Gauthier (Suisse), Sylvie Gendreau (Canada), Susan George (États-Unis), Christiane Girard (Brésil), François Gollain (Royaulme Uni), Roland Gori, Jean-Claude Guillebaud, Paulo Henrique Martins (Brésil), Dick Howard (États-Unis), Marc Humbert, Éva Illouz (Israël), Ahmet Insel (Turquie), Geneviève Jacques, Florence Jany-Catrice, Hervé Kempf, Zhe Ji (Chine), Elena Lasida, Serge Latouche, Jean-Louis Laville, Camille Laurens, Jacques Lecomte, Didier Livio, Gus Massiah, Dominique Méda, Margie Mendell (Canada), Pierre-Olivier Monteil, Jacqueline Morand, Edgar Morin, Chantal Mouffe (Royaume Uni), Yann Moulier-Boutang, Osamu Nishitani (Japon), Alfredo Pena-Vega, Bernard Perret, Elena Pulcini (Italie), Ilana Silber (Israël), Roger Sue, Elvia Taracena (Mexique), Frédéric Vandenberghe (Brésil), Patrick Viveret.
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Jean-Marie Pierlot, chercheur en communication des associations, spécialiste de la communication stratégique, de crise et du Fundraising, a travaillé durant 25 ans en Belgique francophone dans divers secteurs (santé, environnement, aide humanitaire, développement, droits humains) et a enseigné la communication du non-marchand à l’UCLouvain (Université catholique de Louvain).
Cet ancien administrateur de Greenpeace Belgique (1989-95) fut aussi membre du LASCO,
le Laboratoire d'Analyse des Systèmes de Communication d'Organisations (de 2000 à 2014);
il a participé à l'édition d'un n° spécial de Recherches en Communication (UCL) sur Légitimation et Communication (n° 25, 2006) et a co-édité les Actes du colloque "Contredire l'entreprise" (Presses Universitaires de Louvain, 2010).
Il est aujourd’hui administrateur de l'association Entraide et Fraternité et membre du Centre d'Etudes de la Communication (CECOM) de l'UCLLouvain.
Auteur de plusieurs livres dont La communication des associations (Ed Dunod, 2014); Les nouvelles luttes sociales et environnementales, avec Thierry Libaert (Vuibert, 2015).
Jean-Marie Pierlot est un ami et un contributeur du PRé. Dernière publication :
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