Ecole française vers 1700 – Le sultan au sérail
De Usbek à Medhi,
Je ne saurais décrire, cher Mehdi, la confusion qui règne dans les esprits, depuis les mois d’Estand et Favardin de notre calendrier, à l’approche du vote qui doit, selon un usage inconnu en Perse, procéder à l’élection du Shah in Shah.
Après des joutes oratoires inaudibles entre les candidats, il ne reste en lice que deux rivaux : une harengère, évadée du sérail, querelleuse et grossière dans son langage et ses manières, qui n’a d’autre programme que d’organiser la chasse aux mahométans ; et l’actuel Padishah, politicien habile, rompu aux manœuvres les plus subtiles, comme le fut autrefois son homonyme dans l’entourage de l’empereur Tibère, successeur d’Auguste.
J’ai vainement cherché dans leurs programmes, ce qui pourrait être soumis à tes amis architectes persans pour soutenir l’intérêt qu’ils ont longtemps manifesté à l’égard de leurs confrères français, du moins ceux parmi les anciens qui se souviennent des prouesses de Fernand Pouillon le constructeur des haltes ferroviaires spectaculaires de Tabriz et Machad. L’un propose d’augmenter le nombre de logements à rénover, quand sa concurrente, se borne à expulser 600 000 étrangers des logements communautaires. Un webinaire (outil de mise en relation des écritoires électroniques) organisé par le groupement des architectes a bien tenté d’établir un dialogue avec les candidats. Mais le journaliste chargé de l’animer a commencé par s’embrouiller, pensant qu’il intervenait pour l’ordre des avocats !
Ma conviction est qu’il faut penser l’architecture, non plus en termes de logements, mais en termes d’habitat et comprendre que les architectes ne veulent plus être des complices passifs voués à devenir plus tard des boucs émissaires. L’histoire montre qu’il n’y a eu d’architecture qu’aux grandes périodes d’apaisement politique, même si celui-ci était parfois payé du triomphe d’un tyran et d’un abaissement des libertés.
Sur les huit présidents de l’actuelle République, quatre seulement ont attaché leur nom à des réalisations de quelque envergure, un centre d’art contemporain, trois musées, un opéra. Les deux prédécesseurs de l’actuel Shah, qui d’ailleurs viennent de lui apporter leur soutien, n’ont laissé aucun témoignage de leur passage. L’architecture n’est pas un art de guerre civile, mais le soutien et l’expression d’une société apaisée, sûre d’elle-même, forte d’un consensus et certaine de ses objectifs.
Pour ce moment de l’année, la France que l’on dit « Fille aînée de l’Église », a été plus affairée à préparer ses repas de famille qu’à faire ses dévotions en souvenir de la Résurrection, une légende inspirée du culte de Mithra. Les fêtes de l’Islam puisent aux mêmes sources : l’Aïd, à la fin du jeûne du ramadan, est un rituel évocateur du sacrifice d’Abraham. Or Pâques, bizarrement, est une date mobile suivant le premier dimanche après la pleine lune de l’équinoxe de printemps, qui peut varier de plusieurs semaines.
Comment un jour censé célébrer un fait historique peut-il changer d’une année, l’autre ? Cette date fuyante est en réalité le résultat d’un compromis élaboré au Concile de Nicée (+ 325) pour ménager les habitudes des églises d’Orient. Mais, en 1582, la réforme grégorienne, en modifiant le calendrier Julien auquel se réfèrent toujours les chrétiens orthodoxes, arrêta un calcul différent. Voilà pourquoi la Pâques russe et celle de l’Eglise romaine ne tombent que rarement en même temps, sauf cette année.
Ce phénomène est d’autant plus exceptionnel – et tragique – que les orthodoxes, selon qu’ils obéissent au Patriarche moscovite ou qu’ils se considèrent comme relevant de l’autorité du Patriarcat de Constantinople, sont, les premiers, solidaires du Tsar sanguinaire du Kremlin, les seconds, attachés à l’indépendance de l’Ukraine, dans la guerre fratricide déclenchée en Europe par les nostalgiques du défunt empire soviétique. Manifestement, le Patriarche moscovite Cyrille a oublié qu’il est depuis quinze années coprésident de la Conférence mondiale des religions pour la paix. C’est un phénomène courant, chez les tonsurés, de faire passer leurs intérêts avant leurs convictions.
À Rome, le pape François a beau s’évertuer – urbi et orbi – à appeler les dirigeants à renoncer à la guerre, il y a bien loin, chez nombre de papistes, de la profession de foi à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. Le pape est certes le chef des Catholiques, mais ce n’est qu’une vieille idole qu’on encense par habitude.
En France, la guerre d’Ukraine est aussi au centre de la bataille électorale que se livrent l’ancien Shah in Shah, candidat à sa succession et une roturière du nom de Marine, qui prétend le chasser du pouvoir. Elle est issue d’une famille qui avait jusque-là appliqué à la lettre l’ancien droit d’aînesse, née d’un mariage morganatique – sa mère ayant été répudiée, comme chez nous en Perse – ce qui ne l’empêcha pas de briguer et d’obtenir la succession de son vieux père à la tête de la ligue familiale. Une telle prétention eut été impossible, chez nous, en Perse, car nos femmes sont tenues au sérail. Le premier soutient le combat des Ukrainiens, la seconde arbore une mine chafouine lorsqu’on évoque devant elle le nom de Poutine.
La confusion est générale, et je suis bien incapable aujourd’hui de te dire quel sera le successeur de l’actuel Padishah. Les haruspices eux-mêmes, qui pratiquaient autrefois l’art divinatoire de lire dans les entrailles d’un animal sacrifié, ont perdu tout pouvoir depuis qu’ils ne procèdent que par la magie hasardeuse des sondages.
Un épisode curieux s’est produit récemment à l’occasion d’une visite des travaux de reconstruction de la cathédrale Notre Dame par le Shah in Shah, trois années après l’incendie (toujours inexpliqué) qui la détruisit en partie. Le Général qui dirige les travaux – rendu célèbre par un tonitruant « Un architecte, ça doit fermer sa gueule » – s’est répandu dans les lucarnes pour assurer qu’en 2024, « une messe sera dite dans Notre Dame, car c’est d’abord une église ». Zèle intempestif au pays de la laïcité qui s’explique sans doute par le fait que le Général Jean-Louis Georgelin est oblat chez les bénédictins et membre de l’Académie Catholique de France. Cette académie fondée en 2008, association privée à l’instar d’une académie de billard, s’est illustrée récemment par une attaque en règle contre les travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Dix de ses membres ont démissionné. Mais pas le Général Georgelin !
Peut-être aura-t-il l’idée d’allumer un cierge pour la rémission des fautes de tous les dervis (prêtres) ayant succombé aux charmes des jeunes garçons, et à leurs propres pulsions criminelles ?
Réjouissez-vous, chère Roxane, en notre sérail d’Ispahan, de ne pas séjourner dans la capitale d’une nation qui fut autrefois celle de la raison, mais dont on se demande parfois si elle n’est pas abandonnée aux appétits et aux spéculations de quelques aventuriers.
De Paris, le 18 de la lune de Saphar
Traduit du persan par Syrus
* Les Lettres persanes sont un roman épistolaire rassemblant la correspondance fictive échangée entre deux voyageurs persans, Usbek, et Rica, et leurs amis restés en Perse. Publié anonymement à Amsterdam par Montesquieu en mai 1721.
Remerciements : https://chroniques-architecture.com/
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Deux voyageurs Persans, Usbek et Rica, visitent la France entre 1712 et 1720. Ils font part de leurs impressions à leurs amis avec lesquels ils échangent des lettres. C’est avec un regard neuf, amusé, étonné, parfois littéralement stupéfait, et souvent faussement naïf, non sans révéler leurs propres contradictions, qu’ils observent les mœurs et les coutumes françaises. Bien des habitudes paraissent absurdes ou ridicules…
Ces Lettres et la féroce critique de la société française - et au-delà, des fondements de la religion et du pouvoir politique - qui y est déployée remportent un grand succès, si bien qu'elles sont aussitôt interdites en France.
« Mais comment peut-on être Persan ? » Trois siècles après, la formule la plus célèbre des Lettres persanes garde la même vigueur, contre tous ceux qui croient être au centre du monde et ne s’interrogent pas sur eux-mêmes.
Jean-Claude Ribaut, architecte, écrivain, chroniqueur gastronomique.
Collaborateur à LaRevue : pour l'intelligence du monde, SINE Mensuel, Dandy magazine, Tentation (trimestriel), Plaisirs (magazine suisse bimestriel), Le Monde de l'épicerie fine, Le Monde des
grands Cafés, le Petit journal des Toques blanches lyonnaises, Atabula (plateforme d’information et d’opinion numérique sur la gastronomie en France et à l’étranger), Chroniques
d'architecture, etc. Après avoir officié au journal Le MONDE pendant 25 ans (1989-2012), et avoir fait ses premières armes journalistiques dans COMBAT.
Membre fondateur de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires (M.F.P.C.A – Le Repas gastronomique des Français) depuis 2007; membre fondateur de La Liste depuis 2015.
Auparavant :
Chroniqueur au Moniteur des Travaux Publics (1979-1995), Régal, Thuriès, Guides Gallimard des Restaurants de Paris (1995).
Dernier ouvrage paru : "Voyage d'un gourmet à Paris" (Calmann-Lévy, 2014). Prix Jean Carmet 2015.
Jean-Claude Ribaut est membre du conseil scientifique du PRé et co-anime la rubrique "Tutti Frutti".
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