LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES
Robert DESNOS meurt du typhus le 8 juin 1945 au camp nazi de Terezin (Theresienstadt), la guerre en Europe étant déjà terminée. Un jeune homme tchèque a pu identifier le poète malade et amaigri. On raconte que Desnos a vivement lu les palmes de quelques camarades infortunés en leur donnant un avenir imaginaire, tandis que les meurtriers étonnés auraient différé l’acte final. Desnos se serait éteint une rose à la main.
Résistant, il est le seul poète déclaré mort pour la France.
Je vous propose aujourd'hui deux poèmes de Desnos : ‘ J'ai Tant Rêvé de Toi’, et ‘ Ce Coeur qui Haissait la Guerre’.
Yvonne George
La dernière phrase du premier poème adressé 'à la mystérieuse', un peu changée, est inscrite au Mémorial des Martyres de la Déportation, monument impressionnant et sombre derrière Notre-Dame de Paris. Elle est venue de Terezin en traduction tchèque : on l’a crue son dernier poème, un hymne à la France ou à la Liberté : mais elle remonte au recueil ‘Corps et biens’ composé dans les années vingt, et à Yvonne George (Yvonne de Knops), "la muse de Montparnasse", chanteuse de music Hall qui l'a inspiré passionnément mais qui n’a pas voulu son amour.
Le deuxième poème de Desnos également inscrit au Mémorial, très tythmé et à la grande musicalité, est extrait du recueil ‘L’honneur des poètes’. Ecrit pendant la Seconde guerre mondiale (1943), Desnos, pacifiste convaincu, y appelle les Français à se battre contre Hitler pour défendre la liberté. Ce poème se présente non seulement comme un appel à la révolte, mais aussi comme une message d'espoir, doublé d'un message de solidarité et de fraternité. Le poème sera republié en 1975 dans le recueil Destinée arbitraire.
Au Mémorial, seul Desnos y est inscrit deux fois.
« La poésie de Desnos, c’est la poésie du courage », dira Paul Éluard lors des obsèques du poète en octobre 1945. Aragon écrira un long poème (mis en musique et chanté par Ferrat). Desnos, c’est ce « Robert le Diable » : « Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne / Comme un soir en dormant tu nous en fis récit / Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie / Là-bas où le destin de notre siècle saigne ». (Je cite Marie-Joseph Sirach.)
J’ai Tant Rêvé de Toi
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de
baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui
m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant
ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient
pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
et me gouverne depuis des jours et des années, je
deviendrais une ombre sans doute.
O balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute
que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à
toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi,
la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais
moins toucher ton front et tes lèvres que les premières
lèvres et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec
ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et
pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et
plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène
et se promènera allégrement sur le cadran solaire
de ta vie.
I’ve Dreamed of You So Much
I’ve dreamed of you so much that you lose your reality.
Is there still time to reach that living body and to kiss on
those lips the birth of the voice I love?
I’ve dreamed of you so much that my arms, which always
find my own breast even as they clutch at your shadow,
may never close on the contours of your body.
So much that, confronted by one who has haunted and
controlled me for days and for years, I would certainly
become a shadow myself.
O the seesaw of emotions.
I’ve dreamed of you so much that it’s probably too late to
wake up. I’m asleep on my feet, my body exposed to
all the sensations of life and love, and you, the only
woman these days who counts for me, I couldn’t
touch your mouth or your brow as well as I could the
next one that comes along.
I’ve dreamed of you so much, walked, talked, slept with
your phantom so much that all that’s left to me, perhaps,
is to be a phantom among phantoms and a hundred
times more shadowy than that shadow walking in joy,
now and in time to come, across the sun-dial of your life.
Copyright © Timothy Adès
Ce Cœur qui Haïssait la Guerre
Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat
et la bataille!
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui
des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang
brûlant de salpêtre et de haine
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en
sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas
dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres
cœurs battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces
cœurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un
même mot d’ordre:
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans!
Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme
des saisons,
Mais un seul mot: Liberté a suffi à réveiller les vieilles
colères
Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à
la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté
au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la
nuit.
This Heart Which Hated War
This heart which hated war, see now, it beats for combat
and battle!
This heart that once beat only to the rhythm of the tides,
seasons, hours of day and night,
See now, it swells up and sends into the veins a blood
burning with saltpetre and hate
And brings to the brain a noise to make the ears whistle
And this noise cannot but spread through city and country,
Like the sound of a tocsin that summons to uprising and
combat.
Listen, I hear it come back to me, sent by the echoes.
No, it is the sound of other hearts, millions of other hearts
beating like mine across France.
All these hearts are beating to the same rhythm from the
same need,
Their sound is that of the sea pounding the cliffs
And all this blood carries into millions of brains the same
watchword:
Revolt against Hitler and death to his followers!
This heart hated war, its beat was to the rhythm of the
seasons,
But a single word: Liberty was enough to awaken the old
fires of anger
And millions of Frenchmen are preparing in the shadows
for the demands the coming dawn will impose.
For these hearts that hated war were beating for liberty to
the very rhythm of the seasons, the tides, day and night.
Copyright © Timothy Adès
Robert Desnos, un ultime portrait en juin 1945, à Terezin (entre le 8 mai et le 4 juin 1945)
Max Morise, Max Ernst, Simone Breton, Paul Éluard, Joseph Delteil, Gala Éluard, Robert Desnos, André Breton (France, ca.1923)
Photo: Valentine Hugo
Mémorial des Martyrs de la déportation, Paris
Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.
"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.
Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).
Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.
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