Vues de Belgique, les dernières élections présidentielles et législatives en France dénotent une impression d’usure démocratique d’autant plus grande que le vote n’y est pas obligatoire et que l’abstention abyssale en est l’un des symptômes les plus marquants. Des juristes constitutionnalistes, parmi lesquels Dominique Rousseau, envisagent dans le cadre du débat sur la révision de la Constitution, de privilégier une organisation fédérale et un suffrage proportionnel. Cette forme de représentation permettrait d’éviter les dérives des régimes présidentiels dont les États-Unis ont fait la démonstration sous la période Trump.
Malheureusement, la Belgique est gangrénée à son tour par le pouvoir exorbitant des partis, dont le fédéralisme exclusif divise le nord et le sud du pays. Sans parler du blocage interminable des négociations lorsqu’il s’agit de former un nouveau gouvernement. Le système de représentation, où que le regard se tourne, montre un essoufflement évident.
Depuis plusieurs décennies, des tentatives d’élargissement de la démocratie se déclinent sous plusieurs formes, dont la plus marquante, héritière de Mai ’68, est la démocratie participative : rassemblée en collectifs, en comités, la société civile organisée entend faire peser son opinion dans les débats et délibérations des Chambres de Représentants et autres niveaux de pouvoir.
Sur le plan de l’aménagement urbain, de nombreux Comités de Quartier et d’Habitants ont vu le jour, entendant faire front aux promoteurs immobiliers, souvent accusés de corrompre les élus. Pourtant, après l’euphorie des années 60-80, les années 1990-2000 voient apparaître un véritable marché de la participation, où des professionnels de la concertation et de la communication prennent peu à peu la place des militants d’hier pour organiser la rencontre entre les élus locaux et la population. Là aussi, une certaine usure se fait sentir.
Yves Sintomer, Loïc Blondiaux et quelques autres ont tenté de cerner les contours de la démocratie participative en déclinant plusieurs modèles de leurs manifestations, comme le Budget participatif, le Débat public ou le Jury de citoyens .
La démocratie délibérative, longtemps boudée en France alors qu’elle se discutait dans les cercles politiques anglo-saxons, refait surface aujourd’hui et alimente le débat issu en particulier de l’expérience démocratique de la Convention citoyenne pour le climat . Censée, après le grand Débat national, répondre à l’insurrection citoyenne du "mouvement des Gilets jaunes" en redonnant confiance au débat démocratique, la CCC mobilisa en 2019 cent cinquante citoyens, sélectionnés par tirage au sort selon des critères de représentativité rigoureux. Ils bénéficièrent des conseils d’experts pour délibérer entre eux et remirent au Président de la République un ensemble de propositions visant à réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, dans un esprit de justice sociale. Certaines de ces propositions devaient être soumises à referendum « sans filtre ». Au final, environ 65% des mesures furent reprises par le gouvernement, 12% faisant l’objet d’une reprise intégrale et 53%, d’une reprise partielle (selon Le Monde du 10 février 2021).
On mesure donc le succès – ou l’échec relatif, selon le regard porté – de cette expérience d’élargissement de la démocratie au-delà des frontières de la démocratie représentative. Mais il reste que l’articulation entre démocratie délibérative et démocratie représentative n’a pas encore trouvé de formes pérennes.
La notion de « Parlement des citoyens » évoquée par Thierry Pech à propos de la CCC est contestée notamment par Dominique Schnapper et Gérard Grunberg qui lui reprochent d’empiéter sur le Parlement des élus, sans que la légitimité de ce collectif de citoyens tirés au sort soit établie, ni sa véritable représentativité.
Il reste à faire l’expérience de la démocratie continue, telle que la prescrit Dominique Rousseau, dans ses propositions de réécriture de la Constitution. Un processus de ce genre se déroule à petite échelle au sein de la Communauté germanophone située à l’est de la Belgique (un peu moins de 80.000 habitants) : depuis 2019, un Conseil citoyen, composé de 24 citoyens tirés au sort, organise la délibération de sujets d’intérêt public situés dans le domaine de compétence de la Communauté germanophone. Ces sujets seront débattus par des Assemblées citoyennes et proposés sous forme de recommandations au Parlement. Le Conseil citoyen contrôle en permanence le suivi du travail parlementaire et du gouvernement autour de ces recommandations.
Les expérimentations démocratiques visant à dynamiser la démocratie représentative en rapprochant les citoyens de leurs élus sont un laboratoire d’idées nouvelles qui pourrait faire front au populisme, visant davantage à rassembler des citoyens autour d’une démocratie d’opinion (le référendum d’initiative citoyenne en constitue une des dérives) plus que d’une démocratie de délibération.
A l’heure où le dérèglement climatique bouleverse la plupart des cadres de références de la vie en société, il est urgent de s’organiser pour atterrir dans le monde du vivant en sauvegardant ce qui peut l’être dans le respect de la justice sociale.
Sinon, c’est le modèle autoritaire qui prévaudra, avec tous les dégâts sociaux qu’il risque d’engendrer.
Jean-Marie Pierlot, chercheur en communication des associations, spécialiste de la communication stratégique, de crise et du Fundraising, a travaillé durant 25 ans en Belgique francophone dans divers secteurs (santé, environnement, aide humanitaire, développement, droits humains) et a enseigné la communication du non-marchand à l’UCLouvain (Université catholique de Louvain).
Cet ancien administrateur de Greenpeace Belgique (1989-95) fut aussi membre du LASCO, le Laboratoire d'Analyse des Systèmes de Communication d'Organisations (de 2000 à 2014); il a participé à l'édition d'un n° spécial de Recherches en Communication (UCL) sur Légitimation et Communication (n° 25, 2006) et a co-édité les Actes du colloque "Contredire l'entreprise" (Presses Universitaires de Louvain, 2010).
Il est aujourd’hui administrateur de l'association Entraide et Fraternité et membre du Centre d'Etudes de la Communication (CECOM) de l'UCLLouvain.
Auteur de plusieurs livres dont La communication des associations (Ed Dunod, 2014); Les nouvelles luttes sociales et environnementales, avec Thierry Libaert (Vuibert, 2015).
Jean-Marie Pierlot est un ami et un contributeur du PRé. Dernière publication :
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