LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES
Charles CROS (1842-88) est un inventeur malchanceux : il invente la photographie couleur, mais Louis Ducos de Hauron (1837-1920) le devance, ainsi que le phonographe (qu'il nomme "paléophone"), et là c'est Thomas Edison (1847-1931) qui le devance.
Savant, c'est aussi un poète dont l'oeuvre de son vivant fut méconnue, même si elle recevra un prix de l'Académie française en 1879 et inspirera par la suite le mouvement surréaliste.
Charles Cros fait ses débuts poétiques en 1869 dans L'Artiste, publie la même année Moyens de communication avec les planètes (Paris, Ed.
Gauthier-Villars), collabore à La Parodie et au Second Parnasse contemporain; également au Tombeau de Théophile Gautier. En 1874, il devient rédacteur
en chef de La Revue du Monde Nouveau et publie Le Fleuve, illustré de huit eaux-fortes de Manet et, en 1876, les Dixains Réalistes ; puis, entre autres, Le
Capitaliste, Le Maître d'Armes, Autrefois, L'Homme Raisonnable, dans Saynètes et Monologues, 3e et 4e série en 1878 ; Le Violon dans Théâtre
de Campagne, 8e série en 1882 ; ou encore La Proprété, Monologue en 1888.
Le poème de ce jour, "l'Archet ", est tiré de son (unique) recueil Le Coffret de Santal (174 pages) publié en 1873, après avoir été édité en avant-première, avec un autre de ses poèmes également mis en musique, "l'Orgue", dans La Parodie. Un second recueil sera publié par son fils Guy-Charles pour les vingt ans de la mort de son père : Le Collier à Griffes.
"l'Archet" figure dans la première partie dénommée "Divinations" du recueil original, suivie de sept autres : "Sept portraits", "Printemps" "Eté", "Automne", "Débris", "Sept sonnets", et "Ecole buissonnière". Il est mis en musique par Ernest Cabaner, Gabriel Fabre, puis Claude Debussy et Robert Caby.
Amateur d'absinthe (il se dit qu'à une époque il en buvait jusqu'à vingt par jour dans les cafés parisiens où il avait quelques habitudes avec Verlaine et Rimbaud), Charles Cros écrira en 1873 une de ses plus fameuses poésies inspirée par "la Fée verte" intitulée "Lendemain"… Aujourd'hui, outre l'Académie de musique qui porte son nom (depuis 1947) il donne son nom à un vin de Pays d'Hauterive, je l'achète !
"L'Archet " est l’un des poèmes que j’ai traduits pour la magnifique soprane Julia Kogan, née à Kharkiv : j’y ai suivi la musique qu’avait conçue la compositrice distinguée Isabelle Aboulker pour les paroles françaises.
T.A
Voici deux notices biographiques sur Charles Cros : https://www.poesie.net/cros2.htm ; https://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Charles_Cros/172622
N.B : "L'Archet", sur la composition musicale de Gabriel Fabre fut dédiée à la cantatrice Georgette Leblanc, jeune sœur de Maurice Leblanc, le créateur d’Arsène Lupin) ; éditions Lemoine, 1895.
L’Archet
Elle avait de beaux cheveux, blonds
Comm' une moisson d'août, si longs,
Qu'ils lui tombaient jusqu'aux talons.
Ell' avait une voix étrange,
Musicale, de fée ou d'ange,
Des yeux verts sous leur noire frange.
Lui, ne craignait pas de rival,
Quand il traversait mont ou val,
En l'emportant sur son cheval.
Car, pour tous ceux de la contrée,
Altière, elle s'était montrée,
Jusqu'au jour qu'il l'eut rencontrée.
L'amour la prit si fort au cœur,
Que pour un sourire moqueur,
Il lui vint un mal de langueur.
Et dans ses dernières caresses:
"Fais un archet avec mes tresses,
Pour charmer tes autres maîtresses."
Puis, dans un long baiser nerveux,
Elle mourut, elle mourut. Suivant ses vœux,
Il fit l'archet de ses cheveux.
Comme un aveugle qui marmonne,
Sur un violon de Crémone
Il jouait, demandant l'aumône.
Tous avaient d'enivrants frissons
À l’écouter. Car dans ses sons
Vivaient la morte et ses chansons.
Le roi, charmé, fit sa fortune.
Lui, sut plaire à la reine brune
El l'enlever au clair de lune.
Mais… Mais, chaque fois qu'il y touchait
Pour plaire à la reine, l'archet
Tristement le lui reprochait.
Au son du funèbre langage,
Ils moururent à mi voyage.
Et la morte reprit son gage.
Elle reprit ses cheveux, blonds
Comm' une moisson d'août, si longs, si long
Qu’ils lui tombaient jusqu’aux talons.
The Bow
She gloried in her tresses, blond
As corn in summer-time, so long,
They reached her pretty ankle-bone.
And her voice, magic like an angel’s
Or a fay’s, was so melodious;
Her eyes were green beneath dark fringes.
He had no fear of rival’s sword,
As over hill and dale he spurred,
And bore her off to where he would.
For all the gallants in the land
She proudly rejected and disdained,
Until the day he kissed her hand.
Love pierced her heart, it struck right home:
Instead of sneering, making game,
She was wan, wounded, overcome:
And told him, in their last caresses,
“Fashion a bow out of my tresses
To charm all your other mistresses.”
Then in a kiss infirm and slow
She passed away. Her wish, just so:
He took her hair and made the bow.
In a blind beggar’s mumbling manner
On a violin of Cremona
He would play, he would ask for money.
It thrilled them to their very bones
To hear him play. For in his tones
Lived the dead woman and all her songs.
The king, bewitched, made his fortune,
Knew how to please his dark-eyed queen,
To bear her off beneath the moon.
Yet… Yet every time he sought to show
Sweet music to the queen, the bow
Uttered harsh words that brought him low.
Amid the ringing commination
They fell dead with their journey half done.
The dead woman reclaimed her long loan.
Yes, she reclaimed her tresses, blond
As corn in summer-time, so long, so long
They reached her pretty ankle-bone.
Copyright © Timothy Adès
Isabelle Aboulker / Julia Kogan en français : https://www.youtube.com/watch?v=1K7oWN_Vz90
Isabelle Aboulker / Julia Kogan en anglais : https://www.youtube.com/watch?v=aKaRe9hgkHo
Claude Debussy / Natalie Dessay (7 strophes)
https://www.youtube.com/watch?v=jzSv-ZWduoA
Mario Brassard
https://www.youtube.com/watch?v=qpSvHmDtbiQ
- Charles Cros dans La Parodie avec 'L'Orgue' et 'l'Archet', 1869
- L'Archet, poésie de Charles Cros, Ernest Cabaner (1833-1881), compositeur (Paris, Éditeur : chez Mr Crouzat, 1876), BnF, département Musique, VM7-38140
- Portrait de Charles Cros, 1900, par les Ateliers Nadar (BnF, département Estampes et photographie, FT 4-NA-238 (2)
- "Le coffret de santal", Charles Cros (Paris, Éd. A. Lemerre; Nice, Éd.J. Gay et fils, 1873), BnF, département Réserve des livres rares, RESP-YE-1948
- Préface de Le Coffret de Santal
- Une enveloppe "Premier jour" à l'effigie de Charles Cros, 1977, Fabrezan (village de l'Aude où il est né)
- Vin de Pays d'Hauterive, Carignan, Cellier Charles Cros
Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.
"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.
Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).
Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.
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