Le PRé la proposait depuis 2010, de même qu’une réforme du marché carbone.
La « taxe carbone » traditionnellement portée par la France depuis le mitan des années 1990 était devenue l’Arlésienne, évoquée par Jacques Chirac en 1995, puis repris par les présidents suivants, mais jamais mise en œuvre, jamais retenue, devant faire face aux réticences des industriels, à l’opposition de pays membres, Allemagne en tête, par crainte de mesures de rétorsion, mais aussi aux hésitations de Bruxelles qui pendant longtemps a tergiversé, apeurée d’être hors des clous des règles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et de devoir essuyer les accusations de protectionnisme.
Aujourd’hui, c’est chose faite et c’est un véritable changement de pied idéologique, stratégique et pratique qui vient d’être pris avec l’adoption d’un dispositif – plus que d’une « taxe » à proprement parler, tient-on à nous souligner – qui soumettra dorénavant les importations dans plusieurs secteurs aux standards écologiques de l'Union économique Européenne (UE).
C’est une décision historique et le qualificatif souvent galvaudé est ici approprié.
L’Europe bouge depuis la crise de la Covid, souvent de manière inédite et spectaculaire – et c’est tant mieux pour la visée d’une certaine solidarité et souveraineté européennes, et pour les peuples européens eux-mêmes. La taxe carbone avait même été présentée comme une des pièces maîtresses du Green deal européen, mais il faut bien reconnaître qu’au début de l’année 2022, le chemin paraissait encore long, tortueux et semé d’embûches en faveur de ce dispositif.
Son principe même était loin de rallier tout le monde : imposer un surcoût aux produits importés dans l’UE, à commencer par les plus polluants, comme le fer, l’acier, le ciment, les engrais, l’aluminium, la production d’électricité, calculé en fonction des émissions de CO2 générées par leur production.
L’enjeu n’est pourtant pas mince : il s’agit de s’engager résolument vers la décarbonation de l’économie et de l’industrie et, non moins accessoirement, de ne pas rester désarmés face à la concurrence déloyale d’entreprises peu ou pas soumises à des réglementations vertes en matière de production et sans tarification carbone dans leur pays, il s’agit de pouvoir réagir contre le « dumping écologique » et se prémunir de la tentation d’industriels de délocaliser leur production hors l’Europe.
C’est donc tout sauf un « accord sans fond » que l’adoption par l’UE ce mardi 13 décembre de ce dispositif d’ajustement carbone aux frontières, à la faveur d’un accord trouvé entre le Parlement européen, la Commission et les Etats membres, dont on peut noter qu’à la demande du Parlement européen, il a été élargi à l’hydrogène, de sorte que c'est près de 60 % des émissions industrielles de l’Europe qui sont ainsi couvertes par le mécanisme; demain, il sera élargi peut-être à à la chimie organique et aux plastiques.
Car contrairement à ce que l’on pourrait croire l’hydrogène n’est pas forcément « vert ». « L’hydrogène produit hors d’Europe à partir d’énergie carbonée (notamment de gaz) se verra imposer un prix du carbone lors de son entrée en Europe, ce qui donnera un avantage à l’hydrogène décarboné, une filière clé pour la décarbonation de l’aviation, des engrais ou de la sidérurgie par exemple » explique ainsi Pascal Canfin (groupe Renew), président de la commission Environnement du Parlement européen.
Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), c’est le nom officiel du dispositif, est désormais enclenché.
Sa vocation est claire : aider les Etats membres de l’Union à tenir leur trajectoire carbone, en remplaçant (progressivement) le précédent système de protection des « fuites carbones », une sorte de « droit » à polluer, qui se traduisait jusqu’à maintenant par l’allocation de « quotas gratuits » d’émissions de CO2, crées à l’origine pour être incitatifs, donner du temps aux entreprises pour leur permettre de moins polluer (la majeure partie des entreprises européennes notamment celles dont la production implique une consommation intense d’énergie) et éviter les délocalisations.
Au plan géopolitique, cela marque surtout la volonté de l’UE de cesser d’être « l’idiot utile du village de la mondialisation » (cf. l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine) et de rompre avec cette image de continent masochiste qui sacrifia parfois des pans entiers de son industrie, s’interdisait de se protéger, juste pour complaire au dogme libéral, qu’elle était parfois seule à pratiquer sic ! Se soumettant ainsi benoitement aux puissances, aux Etats dont le goût pour la prédation ne s’est jamais démenti.
Certes, les Européens vont devoir se mettre d’accord sur le calendrier de mise en œuvre de cette « taxe » : à partir de 2026, après une période de transition de trois ans, ou bien dès 2023 comme le demandent les députés de la commission environnement du Parlement européen qui souhaitent également qu'elle remplace le système des « quotas gratuits » dès 2030 (soit une anticipation de cinq par rapport à l'accord trouvé par les 27 gouvernements) ? Nul doute que le échanges, les négociations qui vont se poursuivre ne soient nourris et rudes. La nécessaire réforme des quotas de carbone, sujet sensible extrêmement lié au dispositif de la taxe carbone et à la lutte contre le dérèglement climatique devrait être abordée d’ici Noël...
Il subsiste nombre de points d’achoppement entre Européens sur la question touchant les fournisseurs de carburants et de combustibles au transport routier et aux bâtiments. Et sa mise en place ne sera pas indolore pour le porte-monnaie des citoyens consommateurs européens, certains pays s’inquiétant dans le même temps d’une résurgence du phénomène des « Gilets jaunes » aux quatre coins du continent européen.
Il y a aussi qu’après cet accord trouvé sur les intrants, sur les produits bruts, l’UE devra aussi traiter la question des produits transformés dont on voit bien que certains ménagent la possibilité de contourner le MACF. « Si un fabriquant automobile importe de l’acier en Europe depuis la Turquie, il paiera le MACF. Mais s’il importe en Europe une voiture fabriquée au Maroc avec de l’acier turc, il ne le paiera pas », relève à cet égard Pascal Canfin.
D’autres points devront être tranchés. Quid de l’utilisation des revenus issus de cette « taxe aux frontières » ?
Le Conseil privilégie le remboursement de la dette commune contractée dans le cadre du plan de relance européen, alors que le Parlement européen pencherait plutôt pour que les futures rentrées d’argent contribuent à la décarbonation des pays du Sud, ce qui reste par ailleurs un vrai sujet, une autre « Arlésienne ».
On pourrait ajouter que ce ne serait pas une mauvaise idée qu’ils puissent aider à accélérer la décarbonation des pays européens eux-mêmes, comme à soutenir les ménages qui ne doivent pas supporter plus que de raison le coût de la transition écologique, ainsi que les entreprises stratégiques les plus vulnérables. Après tout, il n’est pas insensé de considérer que la « taxe carbone » puisse participer naturellement à la réduction du coût des politiques climatiques tout en étant favorable à l’emploi.
La Mission Rocard de 2009 l’avait bien compris pour laquelle une « taxe carbone » n’est pas qu’une pure taxe environnementale et doit être discutée dans un contexte plus large, d’où cette proposition (vite remisée) à l’époque : « La mise en place, avec une perspective pluriannuelle, d’un tel instrument devrait s’accompagner de la mise en place d’une gouvernance appropriée, comparable aux « Green Tax Commissions » existant à l’étranger, pour institutionnaliser ce besoin de gouvernance, évaluer son impact, et apprécier l’utilisation de cette recette ».
Notons qu’il est de nouveau question en même temps que la discussion à venir sur la réforme du marché carbone et de la création éventuelle d’un « second marché » de carbone pour les secteurs du bâtiment et des transports, de la création d’un « fonds social pour le climat ». Voté par les eurodéputés le 22 juin 2022 en même temps que le MACF et la réforme du marché carbone, c’est un point non moins essentiel du Pacte vert européen. Quelle en sera la dotation ?
On peut douter que les 59 milliards évoqués l’été dernier suffisent. La négociation avec les Etats membres est loin d’être finie.
L’Europe qui se veut à la pointe de la lutte contre le dérèglement climatique, et qui l’est pour l’heure par rapport aux autres continents, ne manque pas d'atouts pour boucler le dossier le plus positivement possible.
Si l’on peut saluer ce travail coopératif inédit important au sein de l’UE, il reste une question cependant : cette pièce maîtresse du Green deal européen, assez rationnelle au fond, fera-t-elle le poids face au pragmatisme offensif, brut, du deuxième émetteur mondial de CO2, à savoir les Etats-Unis de Biden ? Lesquels, d’abord loyaux vis-à-vis de leurs propres intérêts, ont alloué des centaines de milliards de dollars (420 milliards de dollars dont 369 pour le climat, pour l'industrie "made in USA") de subventions publiques via des crédits d’impôt pour protéger leur industrie, soutenir la décarbonation de leur production locale, bloquer au passage à leurs frontières les produits étrangers concurrents indésirables, se fichant apparemment comme d’une guigne d’être accusés d’installer une quelconque distorsion de concurrence ?
Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé
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