· 

RALENTIR OU PERIR, Timothée Parrique, Note de lecture de Jean-Marie Pierlot, chercheur en communication

 

 

   Timothée Parrique est chercheur en économie écologique à l’Université de Lund en Suède. Son doctorat en économie à l’Université Clermont Auvergne lui a permis d’explorer un corpus considérable de publications consacrées à la décroissance, tant en langue anglaise que française. Du coup, les notes bibliographiques à la fin de son livre sont un précieux guide pour découvrir nombre d’économistes et de chercheurs qui ont réfléchi à cette question.

Mais surtout, son approche institutionnelle de l’économie nous invite à changer de regard par rapport aux nombreux mythes entourant la croissance économique. Ce qui fait de ce livre, écrit dans le contexte du désordre climatique, un instrument de réflexion incontournable sur l’avenir de l’économie dans notre monde menacé.

 

Thomas Parrique consacre la première partie de son livre à déconstruire l’image déformée de la réalité que reflète l’économie dominante, centrée sur un indicateur unique : le Produit Intérieur Brut - le fameux PIB. D’emblée, il interroge la notion courante d’économie, telle qu’elle est enseignée dans les salles de cours de la plupart des universités et hautes écoles. L’économie comme on l’imagine la plupart du temps inclut dans la comptabilité nationale les activités marchandes et en exclut toutes les autres : par exemple les échanges réciproques non monétarisés, l’entraide, le bénévolat, les dons entre individus ou collectivités, etc. Mais limiter l’économie au marché n’est que le parti-pris d’une convention méthodologique. « Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui est compté ne compte pas forcément », écrit-il, suggérant que tous les économistes connaissent cette phrase par cœur.

On peut dès lors voir l’économie autrement, comme une organisation sociale de la satisfaction des besoins : « L’économie est avant tout une forme d’entraide, c’est faire ensemble ce que nous n’aurions pu accomplir seuls ». L’activité économique au sens large peut être divisée en cinq grandes familles : l’extraction (qui enlève à la nature une de ses ressources) ; la production (sa transformation en produit) ; l’allocation (je transfère le bien produit à un destinataire par un don, un prêt, une répartition - une instance collective l’attribue à quelqu’un, ou une vente) ; la consommation, individuelle ou collective, stade de la satisfaction du besoin ; et enfin l’élimination (le bien est qualifié de déchet).

 

Bien entendu, la notion de besoin doit à son tour être interrogée : de quoi avons-nous (vraiment) besoin pour améliorer la qualité de vie de tous ?

Être en bonne santé, avoir un logement décent, travailler/se reposer, pouvoir pleinement participer à la vie sociale. La plupart des économistes traditionnels défendent l’idée que les besoins sont illimités. Pourtant, l’économie doit pouvoir satisfaire les besoins d’aujourd’hui, énumérés ci-avant, mais si elle ne peut prévoir la satisfaction de ceux de demain, elle risque de s’effondrer en devenant insoutenable. Le spectre de l’épuisement des ressources naturelles est à l’horizon.

L’instrument de mesure de l’activité économique favori des économistes, c’est le PIB. Conçu dans les années ’30’ à la suite de la Grande Dépression, il procède de l’addition de toutes les valeurs ajoutées des productions considérées comme économiques. Il ne peut donc additionner que des valeurs mesurables, en termes de valeurs ajoutées, de dépenses ou de revenus. Il ne mesure pas l’économie au sens anthropologique précisé plus haut, mais il est une représentation simplifiée et quantifiable de celle-ci. Ainsi, il estime les valeurs d’échange des produits par leur prix, excluant toutes les choses qui n’en ont pas. Aux yeux du PIB, tout ce qui ne donne pas lieu à une transaction monétaire n’a pas de valeur.

 

Cette limitation encourt de nombreux reproches : notamment, le fait que le PIB ne distingue pas le désirable et le néfaste – il n’est pas un indicateur de bien-être. Il fait abstraction de la nature, et ne permet pas de mesurer son activité (par ex. la pollinisation par les abeilles ou la croissance des arbres). La destruction de la nature n’est pas non plus comptabilisée. Bref, le PIB mesure un flux de production de richesses mais ne permet pas de savoir comment l’économie augmente ou diminue le bien-être de la société. Dans une économie où seul compte le marché, la croissance dépend de trois éléments : des consommateurs disposés à acheter toujours plus, des entreprises disposées à vendre toujours plus et un gouvernement qui soutient l’ensemble de ce processus. L’économie de la croissance devient alors « une tyrannie de la valeur monétaire », où le principe de rentabilité s’institutionnalise et devient sens commun. Or, remarque l’auteur, l’idéologie de la croissance exponentielle et perpétuelle est une anomalie sociohistorique : la croissance est l’exception, non la règle.

 

Et celle-ci ne peut se découpler de l’écologie, ni du social. La croissance nécessite en effet une augmentation des dépenses énergétiques, ces ressources étant limitées. Par ailleurs, elle engendre des « effets rebonds » : dès qu’une amélioration technique permet une utilisation plus efficace d’une ressource, son utilisation a tendance à s’intensifier – exemple : une voiture plus sobre en carburant est de ce fait utilisée deux fois plus. Ou encore la 5G, qui augmente le trafic des données numériques et oblige à l’achat de nouveaux téléphones équipés pour la recevoir. La numérisation des services augmente, elle aussi, la pression écologique. Enfin, le recyclage des déchets est une illusion quand on connaît notamment le destin des déchets plastiques, dont une grande partie sont enfouis en décharge ou jetés directement en pleine nature – les océans en sont envahis.

 

Dans le domaine social, l’augmentation de la productivité du travail détériore les relations hors-travail (on n’a plus le temps de s’occuper de ses enfants) et pousse à la marchandisation de l’ensemble de nos besoins. « Le risque de la marchandisation est que les réflexes de partage et de réciprocité basés sur la confiance et la sympathie soient remplacés par la logique froide, impersonnelle, et calculatrice de l’échange marchand. » L’exemple pris dans ce domaine est celui de la progression d’Airbnb au détriment du CouchSurfing, basé sur un échange d’hospitalité non monétaire. Dans la logique des réflexions entamées par Marcel Mauss sur le don, l’auteur remarque que « payer devient un substitut à d’autres relations sociales, comme remercier et devoir rendre. »

 

Les promesses de la croissance d’éradiquer la pauvreté, de réduire les inégalités, de diminuer le chômage, de financer les budgets publics ou d’améliorer notre qualité de vie ne sont pas tenues.

 

·         - Pauvreté ? Nous possédons assez de richesses pour que tout le monde vive décemment – mais ces revenus sont mal distribués. Pour éradiquer la pauvreté dans un monde sans croissance, il faudrait démarchandiser une partie de l’économie et garantir un accès gratuit aux services de base (logement, nourriture, transports locaux, culture, eau et électricité – de nombreuses associations militent pour que ces services élémentaires soient gratuits).

·        -  Inégalités ? L’hypothèse du ruissellement (la croissance des hauts revenus finira par « ruisseler » vers le bas) est « une fable sans aucun soubassement théorique ni empirique » - lire Thomas Piketty à ce sujet. Pour réduire les inégalités, il faut simplement partager les richesses en diminuant la part des rentes et en augmentant la part des salaires.

·         - Emploi ? Au moment de la crise pandémique, l’utilité sociale de certains emplois, liés à la santé notamment, a sauté aux yeux – par rapport aux démarcheurs téléphoniques, aux spécialistes en référencement publicitaire, aux traders, etc. L’utilité du travail n’est cependant pas proportionnelle au salaire. Et beaucoup d’activités utiles ne sont pas aujourd’hui reconnues comme du travail méritant rémunération.

Et l’objectif d’une économie axée sur le bien-être est d’économiser les ressources disponibles, à commencer par le labeur du travail, qui devra être mieux partagé.

·         - Budget public ? L’Etat finance ses activités par l’impôt et redistribue ses services plus ou moins gratuitement. Mais, pour prendre l’exemple des revenus de remplacement, ce n’est pas l’augmentation des revenus des dividendes des actionnaires dus à la croissance qui augmente les cotisations des retraites ! C’est à nouveau davantage une question de partage de la valeur ajoutée qu’un problème de production.

L’argument vaut aussi pour les autres dépenses publiques.

·         - Qualité de vie ? De nombreux économistes l’ont montré : à partir d’un certain seuil de richesse monétaire, ce n’est plus la production de marchandises qui est importante pour déterminer le bien-être et le bonheur. Ce qui compte le plus, selon les études de sciences sociales réalisées sur ce sujet, ce sont les relations humaines (amour, famille, amitié). Au lieu de se demander comment augmenter le PIB, il est plus important de se poser la question : De quoi avons-nous vraiment besoin ? Comment voulons-nous vivre ? Et que trouvons-nous utile de produire ?

 

On le voit, les barrières à ces questions de société ne sont pas économiques, elles sont bien politiques, morales et culturelles.

 

La seconde partie du livre de Timothée Parrique est consacrée au chemin nécessaire pour atteindre une économie de la prospérité post-croissance. Il la définit comme « une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. ».

 

Au préalable, il retrace une petite histoire de la décroissance, où on retrouve les noms de Nicolas Georgescu-Roegen, des époux Meadows, de Bernard Charbonneau, Ernest Schumacher, André Gorz, Ivan Illich, Jacques Ellul et bien d’autres. Serge Latouche tient dans ce panorama de la décroissance une place de choix, puisqu’il relie la décroissance à la « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ».

 

Aujourd’hui, la décroissance est devenue un domaine d’étude important. Une conférence internationale à Paris apporte en 2008 la première définition officielle du terme de décroissance : « une transition volontaire vers une économie juste, participative et écologiquement durable ». De son côté, le GIEC fait de plus en plus appel à la notion de décroissance, comme nouveau paradigme de développement : « La décroissance va au-delà de la critique de la croissance économique ; elle explore l’intersection entre la soutenabilité environnementale, la justice sociale et le bien-être. » (6e Rapport 2022). Les plus frileux à explorer ce domaine sont les politiques, tant en France qu’à l’étranger. La société civile fait davantage avancer l’idée de la décroissance.

 

Comment à présent mettre en pratique l’économie de la décroissance ? Cela va de soi, la production et la consommation devront diminuer. Les activités néfastes ou inutiles devraient disparaître, de même que de nombreux services financiers spéculatifs ou investissant dans les énergies fossiles et la majorité des activités publicitaires. T. Parrique distingue la frugalité (une forme de renoncement) de la sobriété (une forme de modération), qui entraineraient un ralentissement de l’économie. Mais le déclin du PIB ne signifie pas que l’économie est en récession : la valeur ajoutée sociale et écologique serait augmentée, par exemple grâce à plus de temps libre et à l’amélioration de services écosystémiques.

En fait, l’effort de décroissance devrait être aussi soutenu que celui consacré actuellement à la croissance ; mais son objectif serait radicalement différent : alléger l’empreinte écologique de manière démocratique, dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. Suivent toute une série de mesures concrètes, trop longues à reprendre dans le cadre de ce compte-rendu, mais dont l’objectif serait d’assurer la transition vers une économie de la post-croissance. La question de la prospérité est étroitement liée à celles de savoir ce que nous pouvons « vraiment nous permettre de produire pour préserver l’habitabilité de notre planète ».

 

Les hommes et les femmes ne sont probablement pas encore prêts à faire cette balance aujourd’hui. Mais il est important de mettre sur la table ce débat intellectuel pour préparer les esprits à des décisions démocratiques pour transformer en profondeur le fonctionnement de l’économie compte tenu de l’amplification du dérèglement climatique, qui ne pourra manquer de survenir dans les prochaines décennies et même les prochaines années. Certains auteurs comme Thomas Piketty, Tim Jackson (son livre Prospérité sans croissance a été traduit de l’anglais en 2010), Jean Gadrey ou Eloi Laurent ouvrent les portes d’une société où le PIB aura été remplacé par une vision holistique de la prospérité. Plus philosophiquement, Hartmut Rosa laisse entrevoir une société où ce que nous voulons, ce ne sont pas des produits et des billets de banque, mais entrer en « résonance » avec le monde qui nous entoure.  

 

Dans son dernier chapitre, le livre de Timothée Parrique évoque 12 critiques de la décroissance et tente d’y répondre avec les outils mis en place dans les chapitres précédents. Et il conclut sa réflexion par le mot d’ordre « déserter le capitalisme ». « Nous détruisons le vivant et le vivre-ensemble », écrit-il, « pour produire des pubs, des SUV et des repas livrés à vélo par des travailleurs précaires, et nous osons appeler cela ‘s’enrichir’. » Déserter, ce n’est pas « abandonner la société dans son ensemble, mais seulement un capitalisme vide de sens et à bout de souffle. »

 

RALENTIR OU PERIR, L'économie de la décroissance, Timothée Parrique (Seuil, septembre 2022, 320 p)


Jean-Marie Pierlot, chercheur en communication des associations, spécialiste de la communication stratégique, de crise et du Fundraising, a travaillé durant 25 ans en Belgique francophone dans divers secteurs (santé, environnement, aide humanitaire, développement, droits humains) et a enseigné la communication du non-marchand à l’UCLouvain (Université catholique de Louvain).

Cet ancien administrateur de Greenpeace Belgique (1989-95) fut aussi membre du LASCO, le Laboratoire d'Analyse des Systèmes de Communication d'Organisations (de 2000 à 2014); il a participé à l'édition d'un n° spécial de Recherches en Communication (UCL) sur Légitimation et Communication (n° 25, 2006) et a co-édité les Actes du colloque "Contredire l'entreprise" (Presses Universitaires de Louvain, 2010). Egalement membre du Centre d'Etudes de la Communication (CECOM) de l'UCLLouvain (1986- oct.2021).

Il est aujourd’hui administrateur de l'association Entraide et Fraternité; membre du "comité sociétal" de NewB, banque coopérative belge, "éthique et durable" (depuis juin 2022). Jean-Marie Pierlot est un ami et un contributeur du PRé.

Auteur de plusieurs livres dont La communication des associations (Ed Dunod, 2014); Les nouvelles luttes sociales et environnementales, avec Thierry Libaert (Vuibert, 2015).

 

Dernières contributions :

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2023/01/07/ma-selection-de-livres-2022-par-jean-marie-pierlot-chercheur-en-communication-des-associations-sp%C3%A9cialiste-de-la-communication-strat%C3%A9gique/

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2023/01/07/ma-selection-de-livres-2022-par-jean-marie-pierlot-chercheur-en-communication-des-associations-sp%C3%A9cialiste-de-la-communication-strat%C3%A9gique/

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2022/10/14/bruno-latour-de-la-sociologie-des-sciences-au-monde-des-vivants-un-long-parcours-par-jean-marie-pierlot/


Écrire commentaire

Commentaires: 0