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ARMAGEDDON TIME : l’intersectionnalité, c’est pas un conte de Noël ! Par Philippe Corcuff, enseignant-chercheur en science politique et sociologie


Dans son film Armageddon Time (avec Michael Banks Repeta, Anne Hataway, Jeremy Strong et Anthony Hopkins), où il évoque sa jeunesse au sein d'une famille juive dans le Queens des années 80, sa quête d’identité, le grand auteur de cinéma américain James Gray (The Yards, La nuit nous appartient, The Lost City of Z) croise différents rapports sociaux, en particulier rapports de classe et rapports de racisation et, au sein des racismes, antisémitisme et racisme anti-Noirs. Il en tire selon Philippe Corcuff des « complications éthiques et une mélancolie politique, bien loin des usages magiques de l’intersectionnalité dans la gauche radicale française, chez Aurélie Trouvé ou Sandrine Rousseau ». Bien loin en tous les cas de leurs traductions idéologiques : l’émergence d’une théorie globalisante de l’identité conduisant à un enfermement dans un nouveau dogme et une hiérarchisation dans les modèles de lutte.


Jaylin Webb, à gauche, et Michael Banks Repeta dans une scène de "Armageddon Time." (Focus Features via AP)

 

   Armageddon Time de James Gray est sorti en salle en France le 9 novembre 2022.

Il a été présent dans la sélection officielle, en compétition, lors du Festival de Cannes de mai 2022. Il n’a obtenu aucune récompense. C’est pourtant un des grands films moraux (et pas moralisateur) et politiques de la période. Joachim Lepastier a raison de préciser sur le site culturel AOC qu’ «en apparence Armageddon Time est une chronique familiale, intimiste » (1).

« En apparence » seulement, car comme dans tous les films de James Gray l’intime rejoint le global, mais sans illustrer pauvrement le global, sans être écrasé par le global. En étant pleinement intime et singulier, le cinéma de James Gray est doté d’une portée globale, ouvrant sur une sensibilité et une intelligibilité globales.

 

Mélancolie de l’intersectionnel : grandeur du cinéma de James Gray

 

Dans Little Odessa (1994), The Yards (2000), La nuit nous appartient (We Own the Night, 2007) ou Two Lovers (2008), James Gray explorait déjà les ambivalences de l’institution familiale, à la fois chaleur et oppression, comme le poids des rapports de classe. Dans Armageddon Time, la famille (dans son amour et ses duretés) est toujours présente ainsi que les rapports de classe, mais ces derniers croisent les rapports raciaux. Et la question des racismes est traitée - dans ce cas l’antisémitisme (de la fuite des pogroms européens aux discriminations des débuts de l’immigration en Amérique) et le racisme anti-Noirs (en tant que structurant la société américaine contemporaine) - dans leurs similarités et leurs différences, leurs historicités propres. Bref, avec les spécificités du « jeu de langage » du cinéma, à travers les émotions uniques de corps singuliers, le film de James Gray va nous parler d’intersectionnalité, cet angle méthodologique dans les sciences sociales et la pensée critique venu des États-Unis (le mot est inventé par la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw dans un article de 1989 abordant le croisement des discriminations sexuelles et raciales) s’efforçant d’appréhender les intersections entre une pluralité de dominations (2).

 

© Universal Pictures France

 

Au début des années 1980, dans le Queens à New York, Paul (Michael Banks Repeta), lycéen d’une famille juive de couches moyennes modestes en ascension sociale, va se lier d’amitié avec Johnny (Jaylin Webb), enfant noir élevé par sa grand-mère pauvre. Paul a, par ailleurs, une complicité particulière avec son grand-père Aaron (Anthony Hopkins), qui porte la mémoire des pogroms d’hier et des discriminations qu’il a vécues lors de sa jeunesse en Amérique. C’est ce grand-père qui l’incite à sortir de ses tentations de lâcheté face à la négrophobie de ses camarades bourgeois du lycée privé dominé par la famille Trump qu’il va intégrer à la suite de problèmes dans son lycée public d’origine. Aaron lui demande d’être un mensch, c’est-à-dire un homme digne, décent, sensible aux humiliations des autres. En n’oubliant pas que ceux qui haïssent les Noirs et les Latinos aujourd’hui haïssaient hier les Juifs et continuent, de manière plus euphémisée, à les haïr.

 

Une telle boussole éthique est nécessaire, mais ne peut pas tout pour s’orienter dans la variété des circonstances de la vie et leurs complications. Aaron va mourir. Il ne sera plus là quand Paul va se heurter au tragique, un tragique quotidien, ordinaire.

« La vie est injuste » lui dit son père Irving (Jeremy Strong). Ronald Reagan en campagne va gagner l’élection présidentielle.

Paul lâchera en quelque sorte son copain Johnny pour s’en sortir, à la demande de son père (« Il faut survivre », lui dit-il, lucide quant au coût moral de cette survie). La différence de classe, la moindre stigmatisation des Juifs par rapport aux Noirs à ce moment-là et un hasard lui permettant de sortir de prison sans passer par la case justice feront la différence, et nourriront le sentiment de culpabilité sans effacer la boussole. Il est si difficile de devenir un Mensch… Il ne se sent pas la même force que son grand-père tant aimé, qui l’accompagne toujours en pensée. La boussole demeure, malgré les défaillances, à cause des défaillances.

 

« La difficulté pour les Juifs de se positionner au sein de la dichotomie raciale » n’est pas nouvelle dans le cinéma américain, comme le montre Lorenzo Leschi à propos du film Le chanteur de jazz (The Jazz Singer, de Alan Crosland, 1927) (4). Il serait intéressant sur ce plan de comparer le film Body and Soul (Sang et Or, de Robert Rossen, 1947), auquel Lorenzon Leschi consacre des pages éclairantes(5), dans le contexte optimiste des prémices de l’alliance entre Juifs et Noirs pour les droits civiques, et Armageddon Time, au contexte plus mélancolique d’un va-et-vient entre les années 1980 et aujourd’hui. Car, dans le film de Robert Rossen, le boxeur juif Charlie (John Garfield) va entamer son ascension grâce à la chute truquée d’un boxeur noir, Ben (Canada Lee), et c’est cependant grâce à ce dernier qu’il basculera du côté de la rédemption.

 

« Le propos politique est terrible et très riche, dans l’ambivalence de ce qu’il pose, déplie », écrit justement Marina Déak à propos d'Armageddon Time sur son blog de Mediapart (3). Comme elle le dit aussi, le film est « étonnant », « passionnant » et « émouvant ». Est-il également « décevant » et « insatisfaisant », autres qualificatifs qu’elle utilise ? « Pourquoi le film refuse-t-il de relever toute cette confusion d’un geste clair, ou tranchant ? », demande-t-elle. Peut-être parce qu’une éthique et une politique d’émancipation ont à voir avec les fragilités humaines, les circonstances qui nous échappent et les complications de la vie, et pas avec le manichéisme d’une fausse radicalité « tranchante ». Peut-être parce que, comme l’a formulé le philosophe Jacques Rancière, « si l'on vit de promesses, on vit aussi, heureusement, de leur déception » (6). C’est là où la politique dessinée par Armageddon Time se distingue aussi des usages simplistes et magiques de la pensée intersectionnelle au sein de la gauche radicale française aujourd’hui.

 

Magie de l’intersectionnel chez Aurélie Trouvé et Sandrine Rousseau : pauvreté de la politique radicale

 

Certains des usages politiques les plus visibles publiquement de la démarche intersectionnelle - dénoncée dans une grande méconnaissance par l’extrême droite, la droite et une partie de la gauche dite « républicaine » (7) - relèvent de la prestidigitation optimiste en France. Les "Gérard Majax" de la radicalité ont, entre autres, pour noms Aurélie Trouvé et Sandrine Rousseau.

Dans ce cadre manichéen, au lieu de prendre l’intersectionnalité comme un angle qui permet d’appréhender des problèmes, des difficultés, des oppositions, des tensions, des déchirures même comme dans Armageddon Time, c’est le nom d’un « tous ensemble, tous ensemble » enchanté et enchanteur.

 

Aurélie Trouvé publie en septembre 2021, Le bloc arc-en-ciel (8). C’est juste avant qu’elle ne quitte sa fonction de porte-parole d’ATTAC pour rejoindre la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Elle est aujourd’hui députée LFI. La question posée est importante : comment faire converger une diversité de combats émancipateurs dans un mouvement multicolore ?

La méthode est décevante : tout devrait « baigner » avec un peu de bonne volonté. Tout convergerait « naturellement » grâce à la notion homogénéisante de « système », unique : « Les mobilisations extrêmement diverses de ces dernières années que ce soit contre la réforme des retraites ou les violences policières, qu’elles se disent "Gilets jaunes", féministes ou pour le climat ; portent toutes un rejet du système de plus en plus assumé » (p. 41) ou « La crise sanitaire jette une lumière crue sur le capitalisme. Patriarcat, racisme, exploitation de classe, destruction écologique, toutes ces oppressions entrelacées » (p. 65). Les interactions et les intersections entre les dominations n’éliminent pas les dynamiques propres et les tensions… ce que justement les problématiques intersectionnelles permettent d’éclairer. Et le capitalisme ne constitue pas le grand tout unifiant (selon la formule d’Aurélie Trouvé : « la convergence des dominations sous la houlette du capitalisme », p. 72). La magie de la notion d’inspiration gramscienne d’« hégémonie » (notamment p.121) vient consolider l’auto-illusionnisme. Les jeux rhétoriques de la croyance prennent la place de l’effort de lucidité.

 

La députée Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) Sandrine Rousseau cosigne, avec Adélaïde Bon et Sandrine Roudaut, Par-delà l’Androcène, sorti en août 2022 (9). On retrouve le fameux « système » unifiant. Il a pour nom « l’Androcène », « l’ère de l’homme », car « mettre la lumière sur le genre de l’Anthropocène révèle les relations entre extractivisme, colonialisme, capitalisme et patriarcat » (p. 9). Le Mal est un : « la prédation de l’Androcène est sans éthique : expropriations, appropriations, colonisations, déforestations, génocides en sont les marques les plus visibles » (p. 14). Pourtant l’intersectionnalité nous dit plutôt que la pluralité des maux qui nous affectent ont au plus des intersections et des interactions. L’unification se poste même aux frontières rhétoriques du conspirationnisme, ce qui n’est pas rare dans la gauche radicale (10) : « la distinction entre nature et culture a été construite pour donner sens à la soif de puissance, d’hégémonie et de suprématie de quelques-uns » (p. 14).

 

« La politique doit être féministe, lesbienne, gay, queer et trans, elle doit être faite de toutes les origines, de tous les corps, les corps de celles et ceux qui exercent des métiers pénibles, qui ont des fins de mois difficiles, les corps abîmés, les corps handicapés, les corps des non-binaires. Elle doit présenter des visages de toutes les couleurs de peau. », lancent Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau (p. 52). Oui, mais en prenant en compte les différences, les conflits, la non-articulation spontanée des différents plans, des différentes dominations, des différentes luttes. À la manière d’Armageddon Time. Ce que n’a pas fait Sandrine Rousseau avec ses déclarations publiques, par exemple, sur « le barbecue » ou sur « la valeur travail ».

 

   Les cultures populaires (cinéma, polars, séries TV, chansons, BD…) peuvent nous aider à penser politiquement mieux que les dirigeants politiques, même « radicaux ». Cela ne doit pas nous conduire à désespérer de la politique, mais à garder de la distance vis-à-vis des organisations politiques existantes, en attendant que d’autres soient inventées…

 

Notes :

 

(1) « Blessure de jeunesse, sagesse combattante - sur Armageddon Time de James Gray », par Joachim Lepastier, site AOC (Analyse Opinion Critique, sur abonnement mais trois articles gratuits par mois), 10 novembre 2022.

 

(2) Voir « L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes », par Philippe Corcuff, Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 32, été 2022

 

(3) « Lire le cinéma comme un livre, suite - Armageddon Time », par Marina Déak, blog Mediapart, 26 novembre 2022.

 

(4) Être juif dans le cinéma hollywoodien classique, par Lorenzo Leschi, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, collection « Philosophie et cinéma », 2022, p. 25.

 

(5) Ibid., pp. 110-114.

 

(6) « A part Rancière. "Casser l’opposition des mots et des choses" », entretien de Jacques Rancière avec Robert Maggiori, Libération, 5 mars 1998.

 

(7) Sur la méconnaissance polémique autour d’« islamogauchisme », « wokisme », « intersectionnalité », etc., voir les courtes contributions informées à destination d’un large public par des spécialistes dans l’ouvrage collectif Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, sous la direction d’Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.

 

(8) Le bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, par Aurélie Trouvé, Paris, La Découverte, 2021.

 

(9) Par-delà l’Androcène, par Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau, Paris, Seuil, collection « Libelle », 2022.

 

(10) Voir « Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements "républicains" en dérives Insoumises », par Philippe Corcuff, revue Lignes, n° 19 sur « Logiques du conspirationnisme », novembre 2022

 


Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est maître de conférences HDR de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.

Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, Philippe Corcuff est engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, et a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.

Philippe Corcuff a par ailleurs été chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004).

 

Auteur de nombreux ouvrages et de très nombreux articles, notes critiques et autres communications.

Derniers livres parus :

- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)

- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)

- Les clivages politiques, avec Manuel Boucher, Daniel Boy, Pascal Delwit, Christophe Le Diguol, Pierre Martin, Dominique Reynié, Olivier Rozenberg, Isabelle Sommier et Eric Thiers (Revue Pouvoirs, Seuil, novembre 2021)

- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)

 - Théories sociologiques contemporaines. France, 1980-2019 (Paris, Armand Colin, collection "Cursus", 2019)

- Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente) (Le Bord de l'eau, 2018).

 

Derniers articles (2021-22) : "Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste", Revue du M.A.U.S.S., n° 59, pp. 57-71, 1er semestre 2022; "Le progressisme au défi du conservatisme", revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", pp. 81-89, novembre 2021 ; "Renewing Critical Theory in an Ultra-Conservative Context. Between the Social Sciences, Political Philosophy, and Emancipatory Engagement", Chapter 8 of Daniel Benson (ed.), Domination and Emancipation. Remaking Critique, Lanham (MD), Rowman & Littlefield International, Series "Reinventing Critical Theory", pp. 229-257; “Les séries TV comme nouvelles théories critiques en contexte identitariste et ultraconservateur. American Crime, The Sinner, Sharp Objects, Unorthodox.” TV/Series 19 (2021), DOI : https://doi.org/10.4000/tvseries.5133; URL: http://journals.openedition.org/tvseries/5133.

 

Dernière contribution :

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2022/11/23/pour-des-lumieres-vertes-avec-et-contre-bruno-latour-par-philippe-corcuff-sociologue-et-politiste/

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