Nous apprenons avec plaisir que le sociologue et politiste Philippe Corcuff vient d'être nommé professeur des universités (à compter du 1er septembre 2021). Nous attendions le décret et le voici enfin publié (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047278543).
C'est une excellente nouvelle, pour lui bien sûr, pour ses amis et ses proches, mais aussi pour sa discipline, ainsi qu'assurément pour les étudiants.
Nous espérons seulement que ses nouvelles responsabilités ne le détourneront dorénavant pas trop de son aimable disposition à l'égard du PRé. Sa
contribution à nos réflexions nous est précieuse.
Photo ALP, Le Télegramme, 13 juin 2021
Né à Oran (Algérie) en 1960, Philippe Corcuff, docteur en sociologie de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, universitaire (maître de conférences HDR en sciences politiques à l'Institut d'études politiques de Lyon et membre du laboratoire de recherche CERLIS - Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, Université de Paris Descartes/CNRS) vient d’être nommé Professeur des Universités.
Son profil de militant et d’intellectuel, d’universitaire et de citoyens engagé, guère en vogue depuis le mitan des années 1990, qui fait de lui une sorte de dernier des Mohicans l’a souvent desservi dans les milieux académiques, mais aussi politiques, s’attirant nombre d’opposants, d’adversaires, voire d’ennemis, mais aussi de trolls sur les réseaux dits « sociaux ».
Les premiers lui reprochant souvent de ne pas être assez à sa tâche d’universitaire, les seconds d’être un intellectuel perché.
Deux mauvais procès en vérité.
Certains de ses ouvrages reçus comme les plus polémiques, tels que La société de verre : pour une éthique de la fragilité (2002), Bourdieu autrement (2003), Les années 30 reviennent, la gauche est dans le brouillard (2014), Pour une spiritualité sans dieux (2016), ou sa collaboration comme chroniqueur un temps pour Charlie Hebdo (2001-2004), n’étaient sans soute pas de nature à le mettre d’équerre aux yeux de certains de ses "coreligionnaires".
La vérité, c’est que passé du PS (parti socialiste) à la fin des années 70, lors de sa jeunesse étudiante à Bordeaux, à la fédération anarchiste début 2013 (qu’il a quittée depuis), en passant par le MDC (Mouvement des Citoyens), les Verts et la LCR/NPA , sa volonté de réactiver la figure de « l’intellectuel engagé », dans une démarche philosophique pragmatiste, s’est souvent heurtée à des murs d’incompréhension vive. Faisant de lui, plus souvent qu’il ne l’aurait voulu l’Incompris du cénacle.
Mû par le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté qui ne l’ont pas quitté depuis ses années étudiantes, quitte à être à « contre-courant » (1) au plan intellectuel et politique, il ne s’est jamais pour autant drapé dans une posture victimaire, consentant tout juste à reconnaître qu’il a pu avoir le sentiment par moments d’être considéré comme un original, un iconoclaste, voire un drôle d’olibrius. Quand ce n’était pas comme une « bête noire ».
Un quotidien du soir alla même jusqu’à titrer « La bête rouge des socialistes ». Dépeint comme un « moralisateur ».
Lui, affirmant juste que « Je ne suis ni trotskiste, ni même marxiste... Au fond, je suis l'anti-Jospin : un entriste social-démocrate dans une organisation trotskyste. Puisque le champ politique se déplace sur la droite, je fais le chemin inverse, du socialisme au socialisme. » (Le Monde, 28-07-2001).
En réalité, à y regarder de près, son cheminement militant pour "hérétique" puisse-il paraître, dit surtout quelque chose de l’évolution de ce que l’on appelait jadis LA gauche et de ses organisations. Philippe Corcuff a participé à la critique de la réorientation du PS dès "le tournant de la rigueur" de 1983 au sein de la revue En Jeu initiée par le courant CERES (Centre d'études, de recherches et d'éducation socialiste, transformé en Socialisme et République en 1986) sous la direction de Didier Motchane qui fut un maître pour lui pendant ses années d’apprentissage militant. Etudiant à Bordeaux, il s’était déjà investi dans une précédente revue : NON ! Repères pour le socialisme, de 1980 à 1982 (qui était, elle, élargie à des figures intellectuelles extérieures au CERES et au PS) à laquelle il contribuait régulièrement et se faisait lexicologue dans le cadre d'une rubrique spécifique.
En février 1995, il cofonde le Club de réflexions sociales et politiques Maurice Merleau-Ponty (aujourd'hui disparu) qui a constitué un des pôles de la pétition de soutien aux grévistes (dite "pétition Bourdieu") lors du mouvement social de l'hiver 1995, et dont l'un des morceaux de bravoure sera d'avoir réussi à publier en 1997, un livre collectif La pensée confisquée. Quinze idées reçues qui bloquent le débat public (La Découverte) auquel participa notamment le regretté Bruno Latour (2) (avec une contribution intitulée
« On ne peut rien contre la fatalité des faits » / La rhétorique de l'impuissance). Pendant la même période, il est aussi coscénariste du film de fiction de Dominique Cabrera (se déroulant pendant les grèves de l'hiver 1995), Nadia et les hippopotames.
Et en 2005, on le retrouve s’engageant publiquement pour le Non au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen.
En 1996, il voulut croire en un réveil de l’université en même temps qu’à un sursaut de la gauche. Mais force est de constater que le milieu universitaire s’est globalement plus refermé qu’il ne s’est ouvert, par la fait d'une hyperspécialisation, d'une standardisation des cursus, comme au travers d'une forme de conformisme académique et d'une posture détachée par rapport aux enjeux de la chose publique… Certes, l’approche interdisciplinaire à laquelle est attaché Philippe Corcuff n’est pas totalement absente, mais elle reste somme toute encore très marginale aujourd'hui, ne bénéficiant pas de réels espaces d’expression, pas davantage de dispositifs (nécessaires) d’évaluation.
« La mise à distance de l’engagement est toujours très présente. D’un point de vue utilitariste, s’engager serait mauvais pour la carrière. D’un point de vue épistémologique, s’engager serait aller dans le sens des erreurs », avance-t-il. De sorte qu’il fut conduit à produire beaucoup plus de travail universitaire que nombre de ses collègues, à publier deux fois plus, simplement pour ne pas disparaitre complétement de la photo académique, simplement pour se ménager un niveau de reconnaissance professionnelle.
Il ne s'en plaint pas, ce fut pour lui une manière de se donner mieux à voir et à lire, accessoirement de répliquer à ses détracteurs (nombreux et de tous bords). Comme sans doute de combler un
certain désenchantement politique. Peut-être parce qu'aussi
« on se sent un peu refait quand on a voulu refaire le monde
» (Régis Debray in Eclats de rires, déc. 2021) ?
Quant aux milieux politiques et dans une moindre mesure sociaux, si rien de puissant, pour le moins à la hauteur de ses espérances n’a émergé depuis les années 1990, il concède volontiers que le mouvement social de 1995 a tout de même enclenché une série de choses, d'initiatives, de nouvelles expérimentations, de nouvelles réflexions, également le développement de la gauche dite « radicale ».
Une gauche radicale dont il radiographie dans un de ses derniers ouvrages, La grande confusion (3) l'évolution et plus particulièrement les éléments de son impuissance (incapable de construire une alternative depuis 1995). Le reste des gauches n'est pas oublié dont il décortique les éléments de dérèglements.
La grande confusion est sans doute l'un des livres les plus importants de Philippe Corcuff : il est, au-delà du "jeu de massacre" apparent, une somme minutieuse et renseignée qui traite plus généralement de l’inexorable décomposition idéologique et politique en France, en même temps qui analyse le processus d’extrême droitisation à l’œuvre, qui a vu les dirigeants du PS essayer de courir derrière le sarkozysme, lui-même au pas de course derrière le FN. On peut le prendre comme une proposition d'embardée dans le monde des idées. C'est un livre en tous les cas stimulant, et pas moins rigoureux dans lequel il s'efforce de se coltiner "les rugosités du réel" comme de considérer les arguments de réfutation de ses propres thèses.
Philippe Corcuff s’est intéressé en parallèle ces dernières années à ce que les polars peuvent apporter au renouvellement de la pensée critique, aux ressources philosophiques présentes notamment dans le roman noir américain (chez David Goodis, James Crumley, Dennis Lehanne…). Idem avec les chansons (Eddy Mitchell, Alain Souchon…). Ou dans les films de cinéma.
Au-delà du Besoin de consolation dagermanien qui est celui partagé par nombre d'entre nous en ces temps de dérélictions.
Ainsi, dernièrement, avec la sortie d’Armageddon Time de James Gray (4). Ou encore, dans un pas de deux avec la philosophe Sandra laugier, avec certaines séries TV du XXIe siècle (de «Game of Thrones» à «Baron noir», de «The Walking Dead» au «Bureau des légendes»…).
Philippe Corcuff également cofondateur et enseignant (bénévole) de l’Université populaire de Lyon et de l’Université critique et citoyenne de Nîmes ne veut pas seulement croire que les Hommes portent encore en eux tous les rêves du monde. Il ne veut pas se contenter de regarder par la fenêtre de sa pièce de travail d’enseignant-chercheur le Bureau de Tabac en face (5) pour en rester à gloser sur l’étrangeté de vivre et à la perplexité que cela peut engendrer. Il veut pouvoir continuer à travailler à l’élucidation du réel, avec les populations, les personnes concernées, et en tous les cas pas en surplomb. Ce qui n'interdit pas de miser aussi sur les potentialités poétiques.
Nul doute que le nouveau professeur des universités, l'un des plus "mécontemporains" de nos sociologues philosophes, continue à mener ses recherches autour du double thème de l’individualité et de l’individualisme appréhendé sous différentes dimensions, au carrefour de la sociologie et de la philosophie. Ce travail devrait le conduire à élaborer une nouvelle théorie générale de l’individualisme moderne qui intéresse particulièrement le PRé. Comme il continuera à poursuivre sa recherche de Lumières vertes en pensant l'écologie comme « inquiétude éthique ».
Il n’a toujours pas de solutions clés en main à proposer, il ne veut surtout pas en proposer, car « c’est aux gens de bâtir individuellement et collectivement leurs solutions … je ne peux que mettre à disposition des pistes méthodologiques afin d’aider à formuler les problèmes » (in Siné Mensuel, oct. 2015). Quelques-unes de ces pistes ? Élargir par exemple, sans la raturer, la question sociale à la pluralité des inégalités et des discriminations, sortir du déni des questions de sécurité sans tomber dans l’obsession sécuritaire, retrouver le sens de la nuance, jouer les identités ouvertes (« mille feuilles ») contre les identités fermées, penser ce que pourrait être une politique de l’émancipation des individus et des peuples, sortir des enfermements identitaires, des identitarismes de tous poils, en compagnie du philosophe Emmanuel Levinas, de l’écologiste avant l’heure Rosa Luxembourg et de l’écrivain Édouard Glissant, tenir bon contre la professionnalisation politique, relancer un « internationalisme par le bas »…
Dominique Lévèque
Secrétaire général du PRé
(1) Contre-courant : référence au titre d'une publication du groupe des ES (Etudiants socialistes) de Bordeaux dont Philippe Corcuff fut l'animateur.
Le titre était agrémenté d'une citation de Régis debray mise en exergue en dessous : " Ceux qui vont à contre-courant arriveront avant les autres " (
in L'espérance au purgatoire, éditions Alain Moreau, 1980)
(2) La Pensée confisquée. Quinze idées reçues qui bloquent le débat public, ouvrage collectif du Club Merleau-Ponty, avec les contributions particulières de Bruno Bachini, Philippe Corcuff, Bruno Lucas, Alain Caillé, Robert Castel, Bruno Hérault, Julien Bach, Bruno Latour, Jérôme Accardo, Daniel Vasseur, Alexis Riss, Olivier Martin, Liêm Hoang Ngoc, Jean-Paul Fitoussi, Armand Mattelart, Éric Doidy, Domar Idrissi, Delphine Gardey, Laurent Baumel, 305 pages (La Découverte, Paris, 1997)
(3) La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, de Philippe Corcuff, 672 pages (Textuel, mars 2021)
(5) Cf. Bureau de tabac et autres poèmes, magnifique ouvrage de Fernando Pessoa (Alvaro de Campos), 1888-1935 (éditions Inquérito Limitada, 1952)
Derniers livres parus de Philippe Corcuff :
- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", 2021)
- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)
- Théories sociologiques contemporaines. France, 1980-2019 (Paris, Armand Colin, collection "Cursus", 2019)
- Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente) (Le Bord de l'eau, 2018).
Derniers articles (2021-22) : "Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste", Revue du M.A.U.S.S., n° 59, pp. 57-71, 1er semestre 2022; "Le progressisme au défi du conservatisme", revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", pp. 81-89, novembre 2021 ; "Renewing Critical Theory in an Ultra-Conservative Context. Between the Social Sciences, Political Philosophy, and Emancipatory Engagement", Chapter 8 of Daniel Benson (ed.), Domination and Emancipation. Remaking Critique, Lanham (MD), Rowman & Littlefield International, Series "Reinventing Critical Theory", pp. 229-257; “Les séries TV comme nouvelles théories critiques en contexte identitariste et ultraconservateur. American Crime, The Sinner, Sharp Objects, Unorthodox.” TV/Series 19 (2021), DOI: https://doi.org/10.4000/tvseries.5133; URL: http://journals.openedition.org/tvseries/5133.
Dernière Tribune : " Michel Wieviorka : un règlement de comptes qui met la gauche KO " , Libération, 12-05-2021
Dernières contributions au PRé :
Dominique LEVEQUE (vendredi, 10 mars 2023 13:23)
PS qui a à voir : je dois préciser que je connais Philippe Corcuff depuis 1979, nous nous sommes rencontrés à l’IEP de Bordeaux et avons milité ensemble au sein du groupe de ES (Etudiants Socialistes). Nous fûmes donc des « camarades », lui issu du courant CERES, moi du courant mitterrandiste, joxiste pour tout dire (depuis mes années lycée), quoique largement « élevé » idéologiquement par le CERES.
C’est devenu un ami. Je le considère comme tel. J’ai suivi tout son parcours et l’ai accompagné au Club de réflexions sociales et politiques Merleau Ponty au milieu des années 90. Au plan universitaire, assister à sa soutenance de thèse pour devenir HDR fut pour moi une grande satisfaction.
Si je ne l’ai pas suivi au MDC, j’ai cependant emprunté ses pas en politique en rejoignant les écolos à la faveur du Congrès d’unification du parti des Verts et d’Europe-Ecologie en 2010 (jusqu’en septembre 2015), soit bien des années après lui et bien des années après qu’il en soit parti, déçu notamment par le peu d’appétence de ses dirigeants pour le travail intellectuel et le débat d’idées.
En revanche, je ne l’ai pas suivi en rejoignant par la suite la LCR, puis le NPA. On a les points de résistances qu’on peut ! Je n’ai donc pas eu à le quitter à mon tour, même si je suivais avec une gourmandise intellectuelle le colloque singulier qui s’installa entre lui et le philosophe Daniel Bensaïd, jusqu’à la mort de ce dernier. La rencontre de Philippe avec Bensaïd fut déterminante pour lui, et sans elle, il n’est pas douteux que son parcours eût été différent. A ce propos, on peut lire utilement son article dans la revue LIGNES, « Discordances mélancoliques de/avec Daniel Bensaïd »(2012). Je dois avouer que je n’ai pas eu davantage l’audace d’envisager la FA sic !
Le fait est que de mon côté, je me suis retrouvé orphelin de l'action politique encartée (de 1997 à 2010), suite à un désaccord avec la politique menée par le Gvt Jospin dont je ne supportais plus qu’il éleva à ce point l’impuissance politique au rang des Beaux-Arts. Tout aussi désenchanté par Jospin lui-même (alors mon "chef "politique), s’accommodant bien tristement de l’ordre des choses, et qui, devenu candidat à la Présidentielle en 2002, ne trouva rien de mieux que de se fourvoyer dans la plus piteuse des postures sur la question de son passé trotskiste… tout en s’égarant au plan stratégique en jouant le second tour avant le premier tour.
Après 22 ans de militantisme. Un vrai crève-coeur.
Pour autant, je n’ai jamais abjuré l’engagement qui fut le mien, m’efforçant même de continuer à faire valoir l’utilité de la réflexion et de l’action collectives auprès des plus jeunes. Simplement, je me suis concentré sur l’essentiel immédiat : l’éducation de mes deux garçons, ma reconstruction…
Je suis devenu un observateur gourmand à mes temps - pas perdus - du bancal, du guingois, du gourd, de l'ensommeillé.
Et lorsqu’avec quelques-uns, en 2010, nous avons décidé de créer le PRé, ce fut comme une évidence pour moi de solliciter Philippe Corcuff.
Vous l’avez compris, j’ai, s’agissant de lui, comme un léger parti-pris ! Même si pensant souvent avec lui, il m’arrive aussi de penser contre lui…