On peut être humaniste et perméable à des stéréotypes antisémites. Ce paradoxe, de Georges Simenon à Médine, nous oblige à rebâtir un humanisme élargi, puisant dans la philosophie d’Emmanuel Levinas.
Entendons ici l’humanisme comme une vision du monde adossée au principe de commune humanité, selon lequel tous les humains sont considérés comme humains au même titre. Dans ce cadre, l’humaniste n’est-il pas logiquement immunisé vis-à-vis des virus racistes, puisqu’il refuse de mettre à part des catégories d’humains racisés (« juifs », « Noirs », « musulmans »…) ?
L’histoire nous montre que c’est plus compliqué que cela…
Georges Simenon et Michel Audiard, humanistes et antisémites
L’écrivain (belge) Georges Simenon et le dialoguiste et scénariste Michel Audiard participent dans l’imaginaire culturel français d’un certain humanisme. On a pu analyser ailleurs (1) combien la méthode d’enquête d’un des plus célèbres personnages de la littérature française du XXe siècle, le commissaire Maigret, était largement orientée par une compréhension humaniste. Simenon caractérise cet humanisme dans « Maigret se trompe » (1953) en le distinguant de l’attitude hiérarchisante du chirurgien Gouin : « Peut-être, de comprendre les gens, lui donnait-il un sentiment qui n’était pas seulement de la pitié, mais une sorte d’affection. Gouin les regardait d’en haut. Maigret se mettait sur le même plan qu’eux. »
Quant à Audiard, on a en tête sa tendre ironie pour les humains ordinaires, comme dans les hilarants « Tontons flingueurs » de Georges Lautner (1963) ou, plus sombre à la fin de sa vie, dans « On ne meurt que deux fois » de Jacques Deray (1985). Son humour pouvait être mordant, mais à l’intérieur de la commune humanité et de ses faiblesses. Et pourtant tant Simenon qu’Audiard ont eu des moments antisémites…
Dans sa biographie « Simenon » (Julliard, 1992), Pierre Assouline rappelle que, très jeune reporter, le père de Maigret publie dans la « Gazette de Liège », entre juin et octobre 1921, une série de dix-sept articles intitulée « le Péril juif ! ». Du lourd ! Il a alors 18 ans. Des stéréotypes antisémites ont, bien après, continué à alimenter son œuvre littéraire, et en particulier les « Maigret ». Dans « Pietr-Le-Letton » (1931), la rue du Roi-de-Sicile, au sein du « ghetto de Paris », est décrite comme « irrégulière, bordée d’impasses, de ruelles, de cours grouillantes, mi-quartier juif, mi-colonie polonaise déjà », où « dans tous les coins, dans les moindres taches d’ombre, dans les impasses, dans les couloirs, on devinait un grouillement humain, une vie sournoise, honteuse ». A un moment, « une odeur rance s’échappa » : « le Juif ». Et puis apparaît également le personnage de « la Juive » renvoyant, encore une fois, à une thèse classiquement raciste : « Chaque race a son odeur »…
On trouve encore des stéréotypes antisémites dans La Nuit du carrefour (1931), Un crime en Hollande (1931), Le Fou de Bergerac (1932) ou Les Caves du Majestic (1942).
Dans ce dernier roman, publié en pleine Occupation, il y a le personnage d’Isaac Meyer, « vieux bonhomme répugnant », d’« une odeur rance », un « cloporte », spécialisé dans les « tractations malpropres ». Simenon ne s’est jamais clairement expliqué là-dessus autrement que par des dénégations vagues à la fin de sa vie.
L’écrivain et historien du polar Franck Lhomeau a révélé, quant à lui, une part sombre, presque inconnue jusqu’alors, d’Audiard dans un entretien consacré à « la Vérité sur l’affaire Audiard » (2) dans le n° 20 de la revue Temps Noir de novembre 2017 (éditions Joseph K.). Audiard a contribué à deux journaux collaborationnistes à l’orientation clairement antijuive : L’Appel, de juillet 1943 à août 1944, et L’Union française, à partir de janvier 1944. Lorsqu’il publie son premier texte dans L’Appel, le futur scénariste phare du cinéma populaire français a 23 ans. En août 1943, il publie un premier conte antisémite dans L’Appel sous le titre « le Rescapé du Santa Maria ». Du personnage de Jacob Brahm, « petit youpin », émanent une « odeur de chacal », une « veulerie suante » et une « étrangeté désagréable ». Cet être « vicieux » est bien sûr associé à « la conjuration des synagogues » ! En octobre 1943, paraît un second conte antisémite sous sa signature : « la Vérité sur l’affaire Loth ». En juin 1944, Audiard publie Le Couteau dans la plaie, le compte rendu d’un livre sur le milieu artistique en France, qu’il dépeint ainsi : « dans sa majorité le plus coquet ramassis de faisans, Juifs (pardonnez le pléonasme), métèques, margoulins, petits et grands, aventuriers ratés, salopards réussis ».
Audiard n’a jamais eu à s’expliquer sur ce passé qu’il a laissé dans l’ombre. En 1947, on découvrira une fiche d’adhésion au Groupe Collaboration datée de 1942, mais qui n’a pu être authentifiée. En réaction à l’entretien de Lhomeau, le journaliste d’extrême droite Arnaud Folch (passé d’abord par Minute et, plus récemment, à la direction de la communication de la mairie de Perpignan) a mis en avant en décembre 2017 dans Valeurs actuelles un document daté de janvier 1946 attestant de la participation d’Audiard au réseau de Résistance Navarre à partir de septembre 1943. Des travaux d’historiens n’ont, jusqu’à présent, validé aucune de ces deux pièces.
De Gaulle, Mélenchon : de la persistance de préjugés antisémites non-conscients
Après Simenon, Audiard et bien d’autres, les stéréotypes antisémites ont continué à dérégler les appuis humanistes de l’espace républicain français jusqu’à l’un de ses principaux héros : Charles de Gaulle. Rappelons les paroles du général sur « les Juifs, jusqu’alors dispersés, et qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » (le mythe d’une « domination juive » ancestrale !) lors de la conférence de presse du 27 novembre 1967 (3). Ces paroles ont été oubliées par les idéologues de la légende républicaine, à droite et à gauche. Pourtant la droite radicalisée va plus loin aujourd’hui : par exemple, dans la récente réhabilitation de l’écrivain (systématiquement, cette fois) antisémite Maurice Barrès dans les pages du Figaro Magazine (4), appuyée par un tweet de la rédaction du Figaro (5).
Pour le philosophe français né en Lituanie Emmanuel Lévinas (1906-1995) l'« humanisme de l'Autre homme », ne se réduit pas à un simple altruisme, et il se situe au-delà des catégories de l'optimisme ou du pessimisme.
Les préjugés gaulliens ne relèvent cependant pas d’un passé révolu. Ils ont rebondi sous une modalité différente plus près de nous, dans un autre camp politique : chez Jean-Luc Mélenchon au cours d’une polémique avec le Crif (Conseil représentatif des Institutions juives de France) sur son blog le 2 avril 2018 (6). Le chef insoumis y a dénoncé de manière ambiguë « une singularité communautaire radicale » juive, au nom de l’unité du « peuple français tout entier » qui « n’est pas une collection d’indigènes ». Alors quid du deux poids, deux mesures dans la macronie ? Personne n’y parle d’exclure le premier président de la Ve République du fameux "arc républicain", alors que dans le cas de Mélenchon…
Pour être plus précis quant à la question antisémite, il faudrait distinguer le pôle de l’antisémitisme conscient et celui de l’antisémitisme non conscient, larvé. L’œuvre de Barrès ainsi que les textes signalés plus haut de Simenon et d’Audiard relèvent du premier pôle, les passages de De Gaulle et de Mélenchon du second. Le combat contre l’antisémitisme, tout en les distinguant, ne peut toutefois pas se contenter du premier, mais doit aussi se confronter au second, plus insidieux et plus apte à circuler largement aujourd’hui malgré le traumatisme de la Shoah, par exemple avec le retour des fantasmes autour du nom « Rothschild » ou les ambiguïtés de « l’antisionisme ».
Dans cette perspective, arrêtons-nous sur l’affaire Médine (7) (voir le communiqué du Raar (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes) du 19 août 2023) (8) qui commence par un premier tweet le 10 août 2023 (9) contenant un jeu de mots pourri visant l’essayiste Rachel Khan (« resKHANpée ») aux nets effets antisémites, mais dont l’antisémitisme n’était pas intentionnel selon un second tweet du 11 août, dont on ne voit pas pourquoi on douterait de la sincérité. Et, dans ce dernier tweet, on saisit bien la difficulté de Médine à comprendre que l’antisémitisme ne se réduit pas à des intentions antisémites. Comme la stigmatisation du voile musulman ou du burkini ne relève pas nécessairement d’intentions islamophobes tout en ayant des effets islamophobes.
Ce que devrait savoir Médine du fait de son engagement légitime sur ce terrain. « La convergence des luttes » n’apparaît pas pour demain…
Vers un humanisme élargi avec Emmanuel Levinas
La « commune humanité » proclamée par l’humanisme classique apparaît tourneboulée à la fin du périple qui nous a menés de Simenon à Médine. On comprend que des catégorisations antisémites peuvent bloquer, y compris chez des humanistes, le mécanisme de reconnaissance de l’humanité d’une partie des humains. Dans son livre Humanisme de l’autre homme (1972), le philosophe Emmanuel Levinas s’efforce justement de répondre à « la crise de l’humanisme » après les camps d’extermination.
Il s’agit de prendre à bras-le-corps « la précarité du concept : homme » sans pour autant rejoindre « l’anti-humanisme moderne ».
Ce qui le conduit à renverser ce qu’il appelle (dans la conférence « Transcendance et hauteur » (1962)) « l’impérialisme du Même », en portant l’Autre au cœur. L’Autre, en tant que « réfractaire à la catégorie » et « hétérogénéité radicale », selon les expressions de Totalité et Infini (1961).
Ainsi Levinas ne propose pas de revenir à la simple unité du genre humain face aux humanités déniées par les racismes, mais de faire un pas de côté vers la reconnaissance de l’altérité d’autruis singuliers qui échappent à tout enfermement dans des taxinomies stables, stigmatisantes ou valorisantes. Un humanisme élargi à la singularité d’autrui et mû par une dynamique infinie d’ouverture identitaire ! Ce n’est pas la similitude des humains qui constitue l’axe de l’humanisme levinassien, mais le trouble généré par l’unicité de chaque visage qui me fait face et l’acceptation de la responsabilité qui en découle pour moi. Voilà une piste qui ne peut qu’échapper au brouhaha politicien intéressé comme aux miroitements médiatiques de l’immédiateté.
N.B : Cet article a également été publié par l’Obs le 22 août 2023 dans le cadre d’une « Carte blanche » intitulée « Rouvrir les imaginaires politiques » ouverte à des philosophes, historiens, sociologues...
1- « Profondeurs du social et critique politique - Hypothèses comparatives sur Maigret et le néo-polar » par Philippe Corcuff, Lison Fleury (revue Mouvements 2001/3 (no15-16), pages 28 à 34
2- « Révélations : la face noire de Michel Audiard », par François Forestier (L’Obs, 11-10-2017)
3- Charles de Gaulle, conférence de presse du 27 novembre 1967 (Fondation Charles de Gaulle / Ina)
4- « Maurice Barrès, le héraut de l’union sacrée », par Jean-Louis Thiérot (FigaroVox, 13-08-2023)
5- « Maurice Barrès, le héraut de l’union sacrée. Exilé dans l’enfer des bibliothèques pour son antidreyfusisme, on ne lit plus guère cet écrivain "patriote"». Pourtant, quel rôle il joua ! », tweet de lefigaro.fr du 13-08-2023
6- « Le jour de la honte », article de JL Mélenchon sur son blog, 02-04-2018
7- « Médine, du rap polémique à l'acte politique » par AFP (L’Obs du 17-08-2023)
8- « Le RAAR interpelle Médine », communiqué du 19-08-2023
9- « ResKHANpée : personne ayant été jetée par la place Hip Hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême-droite », tweet du rappeur Médine Zaouiche dit Médine, dirigeant du label discographique Din Records, 10-08-2023
Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).
Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.
Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, Philippe Corcuff est engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, et a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).
Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.
Philippe Corcuff a été chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004).
Il se définit comme engagé dans une gauche d'émancipation, libertaire et mélancolique.
Auteur de nombreux ouvrages et de très nombreux articles, notes critiques et autres communications.
Derniers livres parus :
- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)
- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)
- Les clivages politiques, avec Manuel Boucher, Daniel Boy, Pascal Delwit, Christophe Le Diguol, Pierre Martin, Dominique Reynié, Olivier Rozenberg, Isabelle Sommier et Eric Thiers (Revue Pouvoirs, Seuil, novembre 2021)
- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)
- Théories sociologiques contemporaines. France, 1980-2019 (Paris, Armand Colin, collection "Cursus", 2019)
- Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente) (Le Bord de l'eau, 2018).
Derniers articles (2021-22) : "Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste", Revue du M.A.U.S.S., n° 59, pp. 57-71, 1er semestre 2022; "Le progressisme au défi du conservatisme", revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", pp. 81-89, novembre 2021 ; "Renewing Critical Theory in an Ultra-Conservative Context. Between the Social Sciences, Political Philosophy, and Emancipatory Engagement", Chapter 8 of Daniel Benson (ed.), Domination and Emancipation. Remaking Critique, Lanham (MD), Rowman & Littlefield International, Series "Reinventing Critical Theory", pp. 229-257; “Les séries TV comme nouvelles théories critiques en contexte identitariste et ultraconservateur. American Crime, The Sinner, Sharp Objects, Unorthodox.” TV/Series 19 (2021), DOI : https://doi.org/10.4000/tvseries.5133; URL: http://journals.openedition.org/tvseries/5133.
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