Notre ami Serge Guérin, sociologue, spécialiste des questions liées au vieillissement et à la « seniorisation » de la société - membre du conseil scientifique du PRé - sera le grand témoin le 7 décembre prochain à Paris d'une conférence « Demain, la silver économie » organisée par l'Obs (en partenariat avec Silver Alliance et Retraite.com) qui se posera la question de savoir si et comment les acteurs économiques anticipent une évolution démographique qui fera qu'en 2050, plus du tiers de la population française sera âgée de 60 ans et plus, qu'une partie restera active et que la proportion des "seniors" au sein de la population totale sera plus élevée que celle des moins de 20 ans. Soit quelques 20 millions de personnes en France d'ici 2030, contre 15 millions aujourd'hui. Des seniors « actifs », autonomes et indépendants plus longtemps, avec certes des situations bien différentes (avec aussi des seniors dits « fragiles » et des seniors dits « dépendants ») qui amènent les observateurs à décrire la silver économie comme « un champ ouvert à 360 degrés». S'adressant à l'ensemble des seniors, des plus jeunes (la part des "jeunes" seniors, entre 65 et 74 ans, est stable et semble devoir le rester) aux plus anciens (le nombre de personnes de plus de 75 ans progresse), « L’espérance de vie à la naissance ayant quasiment doublé entre 1890 et 2017, passant de 44 à 85 ans pour les femmes et de 41 à 79 ans pour les hommes » notait l’Insee en 2018.
Les enjeux sont multiples et ne se réduisent pas à la seule promesse d'un "eldorado" économique, mais touchent plus globalement la place que la société veut ménager - ou pas - à ses seniors. Comment elle entend certes répondre à leurs besoins, mais comment elle entend également être à l'écoute de leurs envies et valoriser leurs compétences qui restent aujourd'hui trop souvent gâchées.
N'oublions pas avec Serge Guérin qu'« une société ne se transforme pas seulement par ses institutions, par ses règles et ses principes. Elle a aussi besoin de voir évoluer ses représentations, ses valeurs, ses références. Surtout, les évolutions proviennent très largement des usages au sein de la société civile, des manières dont les acteurs sociaux s’adaptent et bricolent, pour répondre aux transformations de leur environnement culturel, social, économique et institutionnel. Cet empowerment produit de nouvelles formes de solidarité et permet une évolution des normes. C’est même là le nœud gordien de toute tentative de transformation politique : faire évoluer les normes. " Les normes sociales sont à inventer et non pas à observer " disait Georges Canguilhem » (in Revue Projet 2012/1 (n° 326), "Les aidants, cœur du système social"). il ne croit pas à la "guerre des générations" qui opposerait une jeunesse (forcément) moderne et paupérisée à des seniors (forcément) ringards et nantis, une idée largement reçue selon lui. Le lien intergénérationnel au contraire se renforcerait dans notre société ce qui lui fait soutenir l'idée de la possibilité de réciprocité entre les générations comme levier de l'alliance entre les âges.
Le 7 décembre, il sera surtout question d'interroger la capacité des secteurs de cette économie des seniors, celui de la santé (soins à domicile, médecine à distance, nutrition, objets de santé connectés, etc.), de la sécurité et de l'autonomie (téléassistance, détecteurs, etc.), de l'habitat (logements adaptés, domotique, etc.), des services (services à la personne, aide ménagère, prévoyance, etc.), des loisirs (tourisme, sport, jeux, etc.), de la communication (téléphones mobiles, tablettes, Internet, etc.), et des transports (aides à la mobilité, transports adaptés, etc.) à adapter leurs offres et services. Serge Guérin partage quelques éléments de son approche avec l'Obs.
Matinée du 7 décembre 2023 à l'Auditorium de l’Obs (67/69 avenue Pierre-Mendès-France, Paris-13e).
Entrée libre ici : sur réservation
C’est un bouleversement qui secoue nos sociétés, et il est sans précédent dans l’histoire humaine. On ne parle pas ici de transition écologique, mais d’une autre évolution majeure, la transition démographique. Autrement dit, le vieillissement accéléré qui touche les populations occidentales et qui va donner à la frange des 60 ans et plus une importance sociale inédite. Les entreprises se préparent-elles déjà aux changements que ce glissement va engendrer ? Si oui, comment le font-elles ?
Ces interrogations structureront la matinée « Silver révolution » que « l’Obs » a le plaisir d’organiser. Celle-ci s’ouvrira avec les observations piquantes de Serge Guérin, sociologue de la démographie, professeur et directeur du pôle santé à l’Inseec et auteur, entre autres, de « Silver génération » (Michalon) et de « la Silver économie pour les nuls » (First).
Faut-il porter un jugement moral sur la « transition démographique » et parler plutôt de « crise démographique » ? Le vieillissement des sociétés peut-il être qualifié de crise ?
Serge Guérin Je préfère dire que c’est un fait qui nous inquiète, parce qu’il n’est jamais survenu dans l’histoire du genre humain – on ne peut le comparer à rien de ce qui est arrivé. Et puis, il bat en brèche une idéologie très puissamment implantée selon laquelle la jeunesse porte, par nature, l’idée de progrès et la nouveauté quand les seniors s’enfonceraient forcément dans le conservatisme.
Attention aux clichés ! Vouloir conserver un mode de vie, le sens des saisons ou la beauté du monde, est-ce réactionnaire, répréhensible ? Beaucoup de seniors ont développé, charriée par les ans, une philosophie de la « décence commune » dont parlait George Orwell. J’assume, moi, le caractère ringard du terme « bon sens ».
Mais qu’entendez-vous au juste par « bon sens » ?
Pour le dire vite, c’est la capacité à ne pas se laisser attraper par la poudre aux yeux distillée par les modes, les nouveautés, les dernières technologies vantées par les marques. Etre senior, c’est avoir acquis par l’expérience la liberté de dire « non », et souvent, ne pas être dupe. Notre modernité confond trop souvent progrès et solutions technologiques, et de fait, dépeint les plus âgés comme des « technophobes » à rééduquer. Mais ils ne sont pas, globalement, rétifs aux technologies : la vie leur a juste enseigné à se poser une question majeure avant tout achat : « Ai-je vraiment besoin de cet objet, de ce service ? »
Les seniors ont connu, dans leur jeunesse, une société économe, un rythme général plus lent et une attention à la durabilité des objets : c’était de la sobriété qui ne disait pas son nom. Aujourd’hui, quand les jeunes urbains recourent massivement aux repas livrés à domicile, les plus âgés préfèrent aller à la boulangerie, où le pain est meilleur et la boulangère, sympa. De fait, une société de vieux s’oriente presque nécessairement vers un mode de vie écologique, sans idéologie et grandes phrases.
Oui, enfin, les « boomers » portent aussi la responsabilité des Trente Glorieuses, qui se sont avérées une catastrophe environnementale…
Bien sûr, mais à l’époque, ils étaient jeunes, pas vieux ! Ne réécrivons pas l’histoire : l’opinion n’était pas informée des conséquences désastreuses du mode de vie occidental. L’empreinte carbone des jeunes d’aujourd’hui est bien plus lourde que celle de leurs parents au même âge, et ils n’ont même plus l’excuse de l’ignorance.
Selon vous, les entreprises ont-elles anticipé la transition démographique ?
Elles y viennent à reculons, devant la réalité démographique qui s’impose. Et trop souvent sous le prisme de l’innovation technologique : des dispositifs électroniques, des applications « intelligentes », des trouvailles médicales… Il y a de très bonnes choses là-dedans, bien entendu, mais on oublie que l’imaginaire des seniors repose d’abord sur une recherche de lien humain.
Pour résumer : le portage des repas, c’est bien, le partage des repas, c’est mieux ! Une économie dans laquelle on remplace les caissières de supermarché par des automates, qui mise sur des boîtes vocales pour répondre aux clients, et où le chatbot [logiciel de discussion, NDLR] remplace l’échange humain propose un futur invivable pour les vieux, mais aussi pour les autres…
Que voulez-vous dire par là ?
Une société qui sait prendre en compte les plus fragiles, ceux qui – par choix ou par obligation – ne se conforment pas au tempo accéléré des temps modernes, est une société plus douce, plus humaine, plus apaisante pour tout le monde, y compris pour les actifs en bonne santé. C’est une société aussi bien désirée par un « boomer » que par un étudiant qui va défiler pour le climat.
Une entreprise comme La Poste a dédié une partie de son personnel à la mission d’être présent dans les territoires ruraux, où les personnes âgées sont nombreuses…
Cela va dans le bon sens, et d’autres entreprises, comme le Crédit agricole, réfléchissent aussi à valoriser leur présence dans les campagnes. Mais il faut toujours bien veiller à partir des besoins du terrain plutôt que de plaquer des schémas tout faits. On peut spontanément aimer discuter avec les personnes âgées et refuser que cela devienne une activité planifiée et payante.
De même, une vieille dame peut ne pas avoir envie d’échanger avec un salarié qui lui est envoyé exprès pour cette besogne. C’est le « facteur humain », extrêmement enquiquinant pour les business plans, mais grâce auquel notre société continue de tisser du lien entre les gens !
Propos recueillis par Arnaud Gonzague pour l'Obs : https://www.nouvelobs.com//2049-nos-fragiles/20231130.OBS81510/serge-guerin-sociologue-on-oublie-que-l-imaginaire-des-seniors-repose-d-abord-sur-une-recherche-de-lien-humain.html
Le vieillissement de la population mondiale bouleverse la donne démographique et ouvre de nouvelles opportunités de développement aux entreprises. Le dossier de BPI France consacré à ce secteur d'avenir : https://www.bpifrance.fr/nos-dossiers/la-silver-economie-un-marche-fort-potentiel
Docteur en sciences de la communication HDR. Sociologue, consultant, spécialiste des questions liées au vieillissement et à la « seniorisation » de la société, des enjeux de l'intergénération et des théories du care via la notion d'accompagnement et d’écologie sociale, Serge Guérin est professeur à l'INSEEC Paris, directeur scientifique du Pôle santé Inseec MSc & MBA (lancement des masters « Management de la e-santé » et « Management de la silver économie »), a enseigné en Master Politiques gérontologiques à Sciences Po Paris, et fut chercheur associé au Centre Edgar Morin (iiAC - EHESS-CNRS).
Co-fondateur (avec Philippe Robinet) du Labo des Histoires (fondé en 2011), dédiée à la promotion de l’écriture auprès de jeunes. Président du Conseil scientifique de la Fondation Korian pour le Bien vieillir (le groupe Korian gère des maisons de retraite médicalisées, des cliniques spécialisées, résidences services & colocation, accompagnement & soins à domicile).
Ancien rédacteur en chef de Réciproques (revue de recherche sur la proximologie, soutien aux aidants familiaux et informels), il est membre des comités de lecture d'Écologie & Politique et de la Revue civique. . Il a dirigé le Fonds pour l'innovation sociale (Fédération des Esh - Entreprises Sociales pour l'Habitat) qui accompagne des projets d'inclusion sociale portés par des bailleurs sociaux et des associations (de 2010 à 2015), a siégé au Conseil de l’âge du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA, institution dépendante de France Stratégie chargée d'évaluer et proposer au gouvernement des politiques publiques en faveur de l'accompagnement des familles, de l'enfance et des personnes âgées) au titre des personnalités qualifiées et au conseil de la Caisse Nationale de Solidarité pour l'Autonomie (CNSA) au titre des personnalités qualifiées.
Président du jury Trophée de la Silver Economie (mars 2016).
Ancien conseiller régional d'Île-de-France sur la liste Europe Écologie Les Verts (EELV), au titre de l'ouverture à la société civile (2010-2015).
Derniers ouvrages parus : La Silver économie pour les nuls (First Editions, 2023); La société résiliente (Fauves Editions, 2022);
Au service de la vie. Les métiers du service à la personne (Fauves Editions, 2021); L'Alter Innovation : Transition Environnementale (MA Edition, 2020); Afrique, jeunesse, innovations : des pistes pour inventer le xxie siecle, avec Jean-Louis Martinez (Ed Micro Application, Juin 2020); Les Quincados (Calman Lévy, 2019), La Silver économie, La Charte (2018); La Guerre des générations aura-t-elle lieu ? avec Pierre-Henri Tavoillot (Calmann-Lévy, janvier 2017); Silver Génération. 10 idées fausses à combattre sur les seniors (Ed Michalon, 2015) et Eloge (politique) du chocolat (Lemieux Editeur, 2015).
Écrire commentaire