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LA TOUR EIFFEL, MUSE DU CINEMA FRANCAIS, par Carole Aurouet, enseignante-chercheuse en Etudes cinématographiques et audiovisuelles


Notre amie Carole AUROUET  a organisé mardi 12 décembre une "soirée Ciné d'époque" à l'Université de Marne-la-Vallée Gustave Eiffel (Seine et Marne), en offrant un magnifique spectacle cinématographique et musical vivant * à l'occasion du centenaire de la disparition de Gustave Eiffel. Après nous avoir enchantés ici pendant la Covid et les périodes de confinement avec ses deux séries "CHAQUE JOUR UN SOURIRE CONTAGIEUX pour embellir la journée" et "LE CINEMA DE CAROLE", Carole Aurouet revient aujourd'hui sur la place dans le cinéma muet français de celle qui devait devenir plus que la "muse" de tous les cinémas, une "star" à elle-toute seule, figure iconique de Paris inaugurée en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle et du centenaire de la Révolution française : la "Dame de fer".

 

 

* Grâce à une trentaine de musiciens de la compagnie Les Planches à Musique qui ont accompagné certaines projections en direct

 

L'article qui suit a été initialement publié par le media The Conversation (30-11-2023)


La tour Eiffel vue par Luis Jiménez Aranda (1845-1928)

   Le 27 décembre 2023 marque le centenaire de la disparition de Gustave Eiffel. De nombreuses études abordent la façon dont la tour qui porte son nom a inspiré les peintres (Bonnard, Chagall, Delaunay, De Staël, etc.) et les poètes (Apollinaire, Cendrars, Cocteau, Queneau, etc.) depuis sa construction en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution française. Mais sa présence dans le cinéma muet, contemporain de la construction du monument, est restée dans l’ombre.

 

Pourtant, quand le cinématographe voit le jour en 1895, six ans donc après la dame de fer, ce nouveau moyen d’expression est d’emblée happé par la tour qui devient sa muse. Dans le catalogue numérisé GP Archives, 121 entrées sur 2 091 sont par exemple proposées pour « tour Eiffel » entre 1895 et le début du parlant en France. Et il s’agit pourtant d’une période pour laquelle beaucoup de bobines ne sont pas parvenues jusqu’à nous, notamment parce que la pellicule 35mm était en nitrate de cellulose, donc inflammable et fragile.

 

DANS LE CINEMA DOCUMENTAIRE DES 1897 

 

En 1897, un appareil de prises de vue Lumière est embarqué pour la première fois dans l’ascenseur de la tour et nous propose un panorama ascensionnel vertigineux de 42 secondes du palais du Trocadéro, avec en premier plan l’ossature métallique de la tour. Cette première n’est peut-être pas très surprenante de la part des Lumière, friands de capturer des images de lieux emblématiques, mais l’originalité réside dans la forme de la séquence, qui superpose audacieusement premier et deuxième plan pour mieux « embarquer » les spectateurs.

 

La présence de la tour est plus surprenante dans les créations de Georges Méliès, mieux connu pour ses fééries et ses films à trucs. En effet, Méliès a réalisé une trentaine de films d’environ une minute consacrés à Paris, entre 1896 et 1900, dont certains donnent à voir le Champ-de-Mars et la tour Eiffel durant l’Exposition universelle de 1900.

 

La même année, les Lumière testent un format expérimental, le 75mm, et mettent à nouveau la tour Eiffel à l’honneur.

 

Leur idée un peu folle consiste à projeter cette bande sur un gigantesque écran de 720 m2 durant l’Exposition universelle – pour repère, le plus grand écran d’Europe est aujourd’hui le « grand large » du Grand Rex, 282 m2. Malheureusement, la construction du projecteur adéquat n’est pas terminée à temps et la projection n’eut pas lieu.

Conservés aux archives du film du CNC à Bois-d’Arcy, ces négatifs extraordinaires ont été restaurés et numérisés en 8K sur un appareil conçu exprès. Projetés uniquement deux fois depuis 123 ans, ils le seront à l’université Gustave Eiffel le mardi 12 décembre 2023 à 19h, lors de la Soirée Ciné d’époque du Centenaire Eiffel.

 

Photogramme de La Course à la perruque de Georges Hatot, 1906

 

DANS LA FICTION DES 1900 

 

En 1906, Georges Hatot met en scène pour Pathé frères La Course à la perruque, une bande comique de 6 minutes truffée de rebondissements, avec une séquence qui transporte le spectateur devant, puis dans la tour Eiffel.

Tous les genres cinématographiques semblent alors contaminés. Ainsi le pionnier du cinéma d’animation, Émile Cohl, créé en 1910 un film d’animation plein d’imagination et de poésie, Les Beaux-Arts mystérieux, une pépite d’inventivité tournée image par image, dans laquelle la tour Eiffel prend forme via un objet du quotidien… des allumettes !

 

Quelques années plus tard, l’engouement ne s’est pas éteint. Durant l’été 1923, René Clair, jeune cinéaste proche de l’avant-garde, tourne Paris qui dort, moyen métrage produit par les films Diamant qui se déroule majoritairement dans la tour Eiffel. Son gardien se réveille et découvre que les rues de la capitale sont vides… Et Clair récidivera cinq ans plus tard avec La Tour, 14 minutes d’une sorte de poème cinématographique qui offre des vues aux angles variés sur la dame de fer.

C’est dans les dernières années du muet que sort Le Mystère de la tour Eiffel de Jean Duvivier, film dans lequel le chef d’une mystérieuse organisation internationale de criminels cagoulés, nommée Ku-Klux Eiffel, envoie des signaux, via la tour Eiffel, à ses membres dispersés en Europe.

 

Le Mystère de la Tour Eiffel  - Les Frères Mironton, 1928, Julien Duvivier © Eye Filmmuseum

 

LA PUISSANCE INSPIRATRICE DE LA TOUR EIFFEL

 

Ces exemples variés montrent bien à quel point la tour Eiffel inspire les pionniers du cinématographe et les metteurs en scène du muet.

S’ils l’insèrent dans des vues documentaires, c’est pour rendre compte de cette prouesse architecturale, construite en 26 mois, et pour signifier combien elle marque les esprits comme le paysage parisien. Rappelons que la tour ne fit pas l’unanimité et qu’elle n’était pas destinée à rester en place. En effet, sa construction a déclenché une levée de boucliers de la part de certains artistes qui sont allés jusqu’à clamer leur protestation le 14 février 1887 dans le grand quotidien Le Temps, publiant une lettre adressée à M. Adolphe Alphand, directeur des travaux de l’exposition universelle. Parmi ces signataires figurent François Coppée, Charles Garnier ou encore Guy de Maupassant.

 

Malgré cette opposition, la tour Eiffel a été érigée et a survécu à sa destruction programmée grâce à la dimension scientifique et stratégique insufflée par Gustave Eiffel : installation d’une station météorologique en 1889 et positionnement d’antennes pour la télégraphie sans fil à partir de 1903.

 

Quant à la présence de la tour dans les films de fiction, elle témoigne de l’impact de son audace architecturale, de son aura esthétique mystérieuse et de sa modernité ; la tour inspire des histoires atypiques, filmées grâce à des plans novateurs, montés de manière ingénieuse.

 

UN ECLAIRAGE SUR L'HISTOIRE DU CINEMA MUET 

 

Si l’on fait si peu état, dans les recherches historiques, de la présence de la dame de fer dans le cinéma muet, c’est sans doute par manque de considération et de légitimation du médium cinématographique lui-même.

Les premiers films, appelés des vues, sont très courts, quelques secondes puis quelques minutes. Ces vues sont projetées dans les foires, sur les places des villes et des villages, dans les cafés et dans certaines salles de théâtre… Le cinématographe est alors un divertissement très populaire, souvent méprisé par l’élite. Les bandes de pellicule sont achetées par des forains qui les usent jusqu’à la corde. Quand elles cassent, ils les coupent, les recollent, si bien que ce ne sont jamais tout à fait les mêmes bandes qui sont projetées.

À partir de 1907 se produit une révolution économique. La puissante société Pathé frères remplace la vente des copies par un système de location. Ce changement modifie l’organisation de la diffusion, et par ricochets la façon de faire et de voir des films. L’exploitation des films donne lieu à une industrie autonome ; des salles dédiées aux projections sont construites et la durée des films s’allonge.

On parle alors de métrage ; de 20 mètres, soit environ 60 secondes, on passe à 740 mètres soit 30 minutes en 1909 ; à 1 500 mètres soit une heure en 1912 ; on atteint même 3 000 mètres soit deux heures en 1913. Les spectacles cinématographiques hybrides mêlent bandes courtes (actualité, comique, animation…) avant ou autour d’un film plus long, noyau dur de la séance. L’ensemble contient des attractions, du jongleur au poète en passant par l’acrobate, et est accompagné de musique, d’un seul instrument à un orchestre, en fonction de l’importance de la salle. Si le cinéma était certes muet (le sonore et parlant n’arrivant qu’à partir de 1927), le cinéma était donc tout sauf silencieux !

 

 N.B : Cet article a été initialement publié le 30-11-2023 par 

The Conversation

L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

 

Panorama pendant l'ascension de la Tour Eiffel, 27 novembre 1898, auteur inconnu : https://youtu.be/D6gAGCNNjow

La Course à la perruque, 1906, de Georges Hatot (1876-1959)  : https://youtu.be/RqtSXOl0Umk

 Les Beaux Arts mystérieux, 1910, d'Emile Cohl (1857-1938) : https://www.qwant.com/?t=videos&q=Les+Beaux-Arts+myst%C3%A9rieux%2C+Emile+Cohl&o=0%3AFV4HQ6UQOJA

 

1- Portrait de Gustave Eiffel

2- L'affiche de l'exposition universelle de Paris 1889

3- Vue générale de l'exposition universelle de Paris

4- La Tour Eiffel et la Seine, 1906, par Pierre Bonnard (1867-1947)

5- Les mariés de la tour Eiffel, 1938-1939, huile sur toile, 150 x 136,5 cm, par Marc Chagall (1887-1985),
 Centre national d’art et de culture - Georges Pompidou

6- Tour Eiffel, 1926, 
huile sur toile, 169 x 86 cm, par Robert Delaunay (1885-1941), Musée d’Art moderne de Paris

7- La Tour Eiffel, 1954, par Nicolas de Staël (1913-1955), Museum d'art moderne Troyes

8- Le 4 juillet 1925 la Tour Eiffel s’embrase, révélant le nom de Citroen dans un feu d’artifice. Il s’agit d’une énorme opération publicitaire orchestrée par le constructeur, prévue dans le cadre de l’Exposition des Arts décoratifs organisée cette année là. 6000 mètres de cables et 250.000 lampes seront utilisée à cette occasion. Le concept sera prolongé tous les ans jusqu’en 1934, année de reprise de l’entreprise par Michelin

9- Calligramme sur la Tour Eiffel de Guillaume Apollinaire. « Salut monde dont je suis la langue éloquente que sa bouche ô Paris tire et tirera toujours aux allemands » : nous sommes en 1918, Apollinaire présente la Tour Eiffel comme un symbole de la force de la France devant les allemands. Extrait du recueil Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916, publié le 15 avril 1918 aux éditions Mercure de France

10- Manuscrit du calligramme d'Apollinaire provenant du don de M. Bernard Poissonnier (Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. NAF 25611)

11- Paris qui dort, film de René Clair

12- Extrait de la protestation d'artistes contre la Tour Eiffel sous forme d'une lettre ouverte publiée dans le journal Le Temps le 14 février 1887 (BnF / Gallica) (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k231310n/f2.item.r=eiffel)

13- Revoir le cinéma muet en France (1908-1919), ouvrage dirigé par Carole Aurouet, Béatrice de Pastre et Laurent Véray (Les éditions du Sonneur, 2023) : Télécharger l'extrait pdf


Carole Aurouet, docteure en littérature et civilisation françaises et latines, maîtresse de conférences HDR à l’Université Gustave Eiffel en Etudes cinématographiques, est membre de l’Institut de recherche en cinéma et audiovisuel. Spécialiste de l’œuvre de Jacques Prévert, ses recherches sont centrées sur les relations qu’entretiennent la littérature et le cinéma, et plus spécifiquement la poésie et le cinéma. Elle a coorganisé le premier colloque international consacré à Prévert et dirigé pour CinémAction : "Jacques Prévert qui êtes aux cieux" (2001).

D’autres poètes sont au centre de ses travaux : Guillaume Apollinaire, Pierre Albert-Birot, Antonin Artaud, Robert Desnos, Benjamin Péret, etc.

Auteure d'une vingtaine d'ouvrages dont Les Enfants du paradis de Marcel Carné (Gremese, 2022), Le Cinéma de Guillaume Apollinaire. Des manuscrits inédits pour un nouvel éclairage (Grenelle, 2018), L'Etoile de mer, poème de Robert Desnos tel que l'a vu Man Ray (Gremese, 2018), Carole Aurouet a aussi écrit une soixantaine d’articles, donné ou participé à une centaine de conférences en France et à l’étranger et a assuré la direction ou co-direction d'une dizaine de publications, dont Revoir le cinéma muet en France (1908-1919) avec Béatrice de Pastre et Laurent Véray (éditions du Sonneur, 2023); un admirable Musidora, qui  êtes-vous ? avec Marie-Claude Cherqui et Laurent Véray (Grenelle, 2022).

Déployant une activité intense, Carole Aurouet a également créé et dirige la merveilleuse collection « Le cinéma des poètes » chez Quidam éditeur (qui a succédé à Nouvelles éditions Place). Elle est aussi directrice de deux autres collections : « Les meilleurs films de notre vie » et « Les films sélectionnés »  chez les éditions Gremese, ainsi que « Le cinéma invisible » chez les éditions Invenit.

 

Derniers ouvrages parus :

- Musidora qui êtes-vous ? (Carole Aurouet, Marie-Claude Cherqui et Laurent Véray, Grenelle, 2022)

- Les Enfants du paradis de Marcel Carné, Carole Aurouet (Gremese, 2022)

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