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GAUCHISME ET REVOLUTION : sur les traces d'un polar italien et d'une chanson de Maxime Le Forestier, Par Philippe Corcuff, professeur de science politique


Faut-il abandonner l’idée révolutionnaire après ses impasses totalitaires, son ridicule gauchiste et ses échecs ? Ou la réinitialiser à la manière d’un ordinateur ayant connu de multiples plantages ? Entre polar et chansons, un premier débroussaillage.


L'abolition de l'esclavage, François-Auguste Biard, 1849

 

   Vient de paraître en français un nouvel épisode de la série que l’auteur de polars italien Valerio Varesi consacre à un policier, Soneri, amoureux de la ville de Parme, de sa gastronomie et du vin : « Ce n’est qu’un début, commissaire Soneri » (Points). Déclenchée par le meurtre d’un ancien leader soixante-huitard parmesan, l’enquête de Soneri devient cette fois une investigation sur les désenchantements des anciens militants radicaux.

 

Le commissaire Soneri, Valerio Varesi (né en 1959) et moi appartenons à la génération d’après-68, celle qui a été marquée par les espérances révolutionnaires sans avoir été au cœur du chaudron. A la fin des années 2000, moment où le polar se déroule, le climat s’est assombri : « Le commissaire s’approcha et, à la lueur des petites flammes ondoyantes, se mit à déchiffrer les visages vieillis des anciens combattants de ce printemps fané. Barbes blanches, dos voûtés et bedaines d’employés de bureau se détachaient dans la lumière ambrée qui jouaient avec les ombres des silhouettes immobiles frôlées par des spectres dansants. » En se replongeant dans « une époque qui le ramenait à son intimité », Soneri s’en trouve profondément affecté. Car les idéaux révolutionnaires se sont noués à nos sentiments les plus personnels.

 

Au passif de la galaxie révolutionnaire, il y a d’abord les cours autoritaires, voire totalitaires, d’une grande partie des expériences se réclamant du « communisme ». Moins visible et plus sympathique, il y a également l’illusionnisme gauchiste qui participe de la matière romanesque de Varesi.

Ce n’est qu’un début, commissaire Soneri, par Valerio Varesi, trad. Florence Rigollet, 336 p (Points)

« Illusionnisme gauchiste » ? Une figure trop souvent oubliée du socialisme français contemporain en parle bien. Rédacteur de la motion du fameux congrès de rénovation d’Epinay en 1971, Didier Motchane (1931-2017), un marxiste hérétique, a fait partie de ceux qui se sont nourris de la radicalité révolutionnaire de Mai-68 tout en la passant au tamis d’un pragmatisme politique.

La Revue française d’histoire des idées politiques vient de lui consacrer son  numéro 59, que j’ai coordonné avec le philosophe Jocelyn Benoist. Dans Clefs pour le socialisme (Seghers), Motchane écrit en 1973 avec ironie à propos du gauchisme : « Dans les grandes banlieues de la révolution, l’illusion lyrique n’est séparée de l’illusion comique que par un terrain vague : la confusion politique, la gesticulation idéologique s’y donnent libre cours. »

 

Une chanson de 1975 de Maxime Le Forestier, la Vie d’un homme, illustre bien cette zone floue, dans la période post-68, entre bonnes intentions radicales et brouillard politique.

 

 

La chanson est consacrée à  Pierre Goldman, demi-frère de  Jean-Jacques, militant d’extrême gauche devenu braqueur. Condamné en 1974 pour le meurtre de deux pharmaciennes à la suite d’un hold-up, il fut acquitté dans un second procès en 1976 et assassiné en 1979. Cédric Kahn a réalisé récemment un film qui lui est consacré : « le Procès Goldman » (2023). Quand est sortie la chanson de Le Forestier, nous étions nombreux à gauche à croire avec certitude à l’innocence de Goldman, alors en prison. Depuis les révélations d’un livre, l’Insoumis. Vies et légendes de Pierre Goldman (Grasset, 1997), écrit par un ancien militant maoïste et ami de Goldman, le philosophe Jean-Paul Dollé, des interrogations sont apparues sur sa possible culpabilité. Sans qu’il soit possible de trancher définitivement, elles nous rendent plus lucides quant à nos impensés de la fin des années 1970.

 

La « honte » de Le Forestier

 

La chanson de Le Forestier intervient à un moment où le gauchisme post-soixante-huitard est encore puissant. Elle prend la forme d’une protest song à la manière du jeune Bob Dylan, mais en moins nuancée et poétique. Ou comment des stéréotypes gauchistes nous paraissaient, me paraissaient, des évidences. On y trouve tout particulièrement le mépris d’un « peuple de la moyenne », essentialisé négativement et constituant dans la mythologisation gauchiste l’opposé du « vrai peuple révolutionnaire » guidé par son avant-garde politique et culturelle : « A ceux qui sont dans la moyenne, à ceux qui n’ont jamais volé/A ceux de confession chrétienne, à ceux d’opinion modérée/[…] A ceux qui savent bien se plaindre, à ceux qui ont peur du bâton/A tous ceux qui n’ont rien à craindre, je dis que Pierre est en prison. » Une antienne analogue vise les « témoins du drame », qui sont « pour la bonne cause » et qui ont fait leur « devoir ». Au dernier couplet le verdict tombe : « J’ai honte pour ce peuple-là. »

Voilà une façon paradoxale mais typique de stigmatiser de manière généralisante des personnes ordinaires que, sur un autre plan, on idolâtre sous la figure des « glorieux opprimés en lutte ». Ou quand le peuple du quotidien métamorphosé en « beaufs » perd son éclat politique sous le regard surplombant d’une avant-garde narcissique.

N’oublions toutefois pas que Maxime Le Forestier a écrit d’autres chansons, belles et éclairantes, comme « San Francisco » (1972), « Je veux quitter ce monde heureux » (1978) ou « Né quelque part » (1987). Et qu’avec « la Vie d’un homme », il se contentait de caresser dans le sens du poil nos stéréotypes, mes stéréotypes.

 

Chez Varesi, « le piège de la mélancolie »

 

Dans son polar, Valerio Varesi hésite entre deux attitudes : tirer un trait définitif sur la révolution ou en regretter le souffle symbolique sur nos existences en quête de sens. Il est ainsi tenté par une retraite politique évacuant les questions qui traversent l’imaginaire révolutionnaire : « Moi non plus, je ne crois plus en rien. Exactement comme vous et tous ceux qui faisaient du tapage il y a quarante ans, dit le commissaire, amer et consterné. » Et pourtant quelque chose manque : « Ces idéaux n’existaient plus […] il ressentait un vide insupportable. » Et cette perte laisse le champ libre à l’extrême-droitisation, car faute d’« idéal auquel on pouvait tendre », « pas étonnant que le monde finisse dans les mains des fascistes »…

Dans son hésitation, Varesi se méfie toutefois de ce qu’il appelle « le piège de la mélancolie ». Mais c’est parce qu’il n’envisage pas la possibilité d’une mélancolie ouverte sur l’avenir à laquelle le désenchantement donnerait une autre densité, car il intégrerait les impasses, les échecs et les faillibilités humaines, à l’utopie.

 

Valério Varesi

Pour ma part, je demeure partisan, malgré tout, de la révolution sociale, dans le sillage de  Louise Michel, Jean Jaurès ou Rosa Luxemburg, à la fois comme une boussole et un horizon. Cependant, après les impasses totalitaires, les prestidigitateurs gauchistes ou l’enlisement néolibéral de la social-démocratie, nous avons peu de réponses sur les chemins à emprunter – ce que l’on appelle traditionnellement à gauche « la question stratégique » – et beaucoup d’interrogations. Rares toutefois sont ceux qui y réfléchissent aujourd’hui.

 

Le séminaire de recherche libertaire Etape a été un de ceux-là en ouvrant sur le site Grand Angle un débat sur le thème « Retours sur la question stratégique : comment changer politiquement de société ? » en avril 2023. Au cours de cette exploration partielle, commence à se dessiner l’importance de davantage de pluralité (sur le plan des injustices et des discriminations prises en compte comme de celui des acteurs de l’émancipation), de davantage de processus (sans « grand soir » insurrectionnel ou électoral), de davantage de démocratie (mettant à distance les prétendus « sauveurs suprêmes » se transformant facilement en autocrates), de davantage de pragmatisme (privilégiant les effets émancipateurs sur le réel aux envolées du verbe et aux vociférations), de davantage de place donnée aux individualités dans la fabrication du commun (en rupture avec le tout collectif)… Un pari et un chantier, continuant à tendre l’oreille au blues de Tracy Chapman : « Don’t you know/They’re talking about a revolution ?/It sounds like a whisper [Ne sais-tu pas/Qu’ils parlent d’une révolution ?/Ça sonne comme un murmure]. »

 

 

Remerciements à Philippe Corcuff pour sa disponibilité  à l'égard du PRé et au Nouvel Obs qui a publié cet article le 25 septembre 2024 dans le cadre de sa chronique "Rouvrir les imaginaires politiques"  où, depuis mars 2023, Philippe Corcuff  y a Carte blanche : https://www.nouvelobs.com/journalistes/840/philippe-corcuff.html


Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.

Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, Philippe Corcuff est engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, et a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.

Philippe Corcuff a été chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004). Philippe Corcuff est un contributeur du PRé.

Auteur de nombreux ouvrages et de très nombreux articles, notes critiques et autres communications.

 

Derniers livres parus :

Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfrayavec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)

- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)

La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)

- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)

 

Derniers articles :  D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.

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