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IL S'EN PASSE DE DROLES AU "CANARD", Par Stéphanie Mesnier-Angeli, journaliste et romancière

   Pas de Revue de presse, demain matin. Dès potron-minet, je serai au Conseil des prudhommes, et je vais vous dire pourquoi. Je vais vous dire POURQUOI J'AGIS EN JUSTICE CONTRE LA DIRECTION DU CANARD ENCHAÎNÉ.

Ce n'est pas de gaité de coeur, évidemment. Je travaille pour ce journal depuis 30 ans. Dès mes premiers articles, la direction exigea que ma signature disparaisse. Au motif que je vivais avec celui qui en était alors rédacteur en chef (le sexisme ne date pas d'hier). Même un pseudo n'était pas tolérable.

Pas même des initiales au bas de mes articles. À l'époque, il n'y avait qu'une journaliste femme au Canard, et elle n'y est pas restée. Je fus la deuxième. Le prix à payer fut de devenir invisible.

Durant ces années de dupe, j'ai pu signer des livres, des essais politiques et des romans. Mais pas mes articles. Et j'ai dû me contenter de piges aux montants variables, dépouillés des avantages salariaux. Ordre du directeur. Je me consolais en pensant qu'au fond, l'important était que mes infos paraissent… Et puis, ce grand mot, dédaigneux, sarcastique, lâché par une grande gueule avec de grandes dents : "Après tout, tu es libre. Va ailleurs si tu n'es pas contente". Le cynisme absolu.

Lorsque j'ai demandé qu'on régularise ma situation au journal, on me l'a refusé tout net. Cette fois, on m'a reproché mon soutien à Christophe Nobili, le journaliste qui a révélé l'existence d'un emploi fictif au sein de la rédaction. Et lorsque j'ai demandé, à nouveau, de pouvoir signer mon travail, on me l'a encore refusé. Chaque semaine, parait donc dans Le Canard un article sur la politique étrangère ou la défense, dont personne ne connait l'auteur. L'auteur, c'est moi : la femme invisible !

Il s'en passe de drôles au Canard. Et je ne parle pas du procès en Correctionnelle qui vient d'être renvoyé à l'été. Je parle de la façon dont fonctionne ce journal. Suis-je la seule à être maltraitée par ce grand journal humaniste ? Non, il y en a d'autres.

Des journalistes payés moins que le Smic et qui, non sans talent, écrivent chaque semaine ; des pigistes maintenus dans la précarité et dont parfois on s'attribue les infos ; des dessinateurs que l'on méprise et qu'on rechigne à payer... Pourtant, Le Canard est riche : 137 millions d'euros en banque !

Dans le merveilleux film de Stanley Kramer, Procès de Singe, Gene Kelly dit à Spencer Tracy : « Monsieur Brady, le devoir d'un journal est de réconforter les affligés et d'affliger les gens prospères ». Il fut un temps où une affaire comme la mienne, comme celle de mes camarades d'infortune, aurait eu le soutien du Canard. Le comble de l'histoire ? C'est moi qui ai honte pour lui.

« Monsieur Brady, le devoir d'un journal est de réconforter les affligés et d'affliger les gens prospères" (Gene Kelly à Spencer Tracy dans "Procès de Singe"  ( (Inherit the Wind)) de Stanley Kramer (1960)


 

Stéphanie Mesnier-Angeli est journaliste, écrivain et romancière.

Auteur entre autres de Barnabé - Le Roman d'un chat  (Librinova, 2021), Tueuses mais pas trop (Fayard, 2015), Les Micros du Canard - avec Claude Angeli - (Editions Les Arènes, 2014).

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