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LES HOMMES ET LES ARBRES à l'épreuve du dérèglement climatique, par Dominique Lévèque


Forêt domaniale de l'Hermitain (Deux-Sèvres)

 

     On se demande parfois, de manière faussement naïve, à quoi tient le fait que l’on a souvent plus tendance à parler d’écologie, de dérèglement climatique, de transition écologique, de préservation de la diversité de la vie - plus communément appelée « biodiversité » -  qu’à agir en s’attaquant réellement aux causes, en affrontant de face les enjeux, en prenant des mesures concrètes, justes, évaluables sans attendre la Saint Glinglin.

En France, l’an dernier, il y a bien eu des appels à projets en soutien à la filière forêts et bois, qui réaffirmaient que « la forêt - menacée par le dérèglement climatique - est au cœur de la transition écologique » et qu’il s’agit de « renforcer la résilience des écosystèmes forestiers », mais il est assez effarant de constater que depuis la Cop 21 en 2015, on en soit encore à parler en 2023 « d’ouverture à appels à projets ». Il est non moins désespérant de constater ce retard à l’allumage dans la nécessité stratégique de Gouverner maintenant la Transition écologique au lieu de se réfugier dans des discours sans suites concrètes sur le renforcement de « la résilience des écosystèmes forestiers », comme si les Français n’avaient pas compris que c’était en effet une urgence environnementale, économique et sociale. Pourquoi ? Parce que nous avons besoin ni plus ni moins d’un agenda de souveraineté.

La question qui  les intéresse est simple : quand et comment l’Etat compte-t-il s’y prendre pour atteindre la « neutralité carbone » en 2050, et qui paiera la facture ?

 

   Les députés européens de leur côté ont bien adopté en 2023 une loi sur « la restauration de la nature », texte qui se voulait emblématique du Pacte vert de l'UE, car on voit bien que cette transition doit aussi se penser et être conduite au niveau européen, les Etats membres ne pouvant pas tout faire avec leurs seuls petits bras. Mais ce fut oh combien laborieux !

Manfred Weber, le président du PPE, et ses alliés populistes et nationalistes exigeaient en effet le retrait pur et simple de ce texte, au motif fallacieux qu’il mettrait en danger la sécurité alimentaire et compromettrait le développement des énergies renouvelables. Au terme d’une énorme campagne de désinformation. Avec comme visée politique à peine cachée de mettre un point d’arrêt au Green Deal européen.

Que la restauration de l’écosystème soit essentielle pour lutter contre le dérèglement climatique et la perte de biodiversité, qu'elle puisse contribuer à réduire les risques pour la sécurité alimentaire et favoriser de nouvelles infrastructures d’énergie renouvelable (caractérisées qui plus est « d’intérêt public », ça ne peut pas nuire), peu en disconviennent. Mais quid de nouvelles zones protégées dans l'UE dont on ne parle plus ? Et l’on ne peut  qu’être inquiet de noter que le Parlement prévoit la possibilité de reporter les objectifs en cas de « conséquences socio-économiques exceptionnelles ». Et même question que pour leurs homologues du Parlement français : comment se fait-il que l’on en soit encore en 2023 à envoyer un message ?

Pourquoi ai-je l'impression de me répéter ?!

 

   A quoi tient que le monde subisse toute une série de dérèglements aussi bien d’ordre climatique, géopolitique, social et financier, qu’il soit en proie à un recul des coopérations, de la bienveillance, des libertés, à une régression religionnaire, en même temps que progressent les égoïsmes, la déréliction sociale, les replis identitaires, la tribalisations des comportements, les excommunications intellectuelles, le fanatisme, la violence, la privatisation du vivant et l’impraticabilité de la vie ?

Le monde n’est pas qu’un saladier comme on dit en Inde, où cohabitent buildings et bidonvilles, populations riches et pauvres, nantis et mal-lotis, c’est aussi un chaudron qui chauffe de plus en plus excessivement, et pas seulement sous l’effet du dérèglement climatique, mais aussi sous celui de tensions démocratiques et sociales, sous celui de la tension d’une chaîne de mécontentement de par le monde, contre les inégalités, la pauvreté, la maladie, contre l’égoïsme des plus riches, la démagogie des puissants, contre la montée de l’autoritarisme, contre l’impuissance parfois des institutions représentatives, contre l’indifférence au sort des Hommes et de la planète.

 

   De sorte que la question (ancienne) de comment « faire commune », comment au fond instituer le commun, se repose avec énormément d’acuité. Car contrairement au vent d’espoir qui soufflait dans les années 1990, au lendemain de la chute du mur de Berlin, l’idéal démocratique semble désormais sinon partout en régression, du moins largement abîmé, et de surcroît souvent  "banderillé" par des adversaires qui ne prennent même plus la peine de se cacher ou d’avancer masqués. Le plus manifeste aujourd’hui n’étant pas qu’il soit régulièrement déçu ici ou là, mais qu’il peine à nourrir une espérance collective et à mobiliser les désirs individuels. Cela est sans doute dû pour une part à ce qu’on a pu appeler une « fatigue démocratique », mais on voit aussi combien le discours démocratique lui-même montre des signes de faiblesse, parfois d’extrême faiblesse, quant à sa capacité à prendre prise sur la réalité et à proposer des voies d’avenir. Cela témoigne pour une part, une grande part, d’une pensée démocratique elle-même en panne, incapable de desserrer l’étau des conformismes et de la normalisation, impuissante pour l’heure à stimuler l’imaginaire politique, infichue de s’adapter aux temps d’aujourd’hui comme aux aspirations des peuples. Malhabile à intégrer le dissensus dans le débat démocratique, à régler les conflits sociaux au point de donner parfois l’impression d’accorder une prime à la violence, démonétisant au passage dangereusement la démocratie sociale, déjà mal en point, et se retrouvant dans le même temps face à des révoltes d’autant plus haineuses qu’elles n’ont pas de débouchés politiques. Troquant partout ailleurs trop souvent la boussole politique contre le tableur comptable et ne faisant qu’alimenter la montée des incertitudes. Donnant l’impression d’être inerte face aux multiples dangers qui menacent nos sociétés. Impuissante à relever le défi climatique, à contrer l’ensauvagement du monde. Impuissante à stopper le fanatisme et cette haine tous azimuts qui s’insinue jusqu’au cœur de l’Europe, souillant en France jusqu’aux portraits de Simone Veil. Impuissante à museler la parole révisionniste qui se « libère » dorénavant jusque dans l’enceinte des camps d’extermination nazis à l’occasion de visites mémorielles. Réussissant seulement à produire du pessimisme et du fanatisme ? Et, à l’ère du numérique et de l’explosion du signe, une implosion du sens.

 

Cependant que la crise toujours là dans une société en profonde mutation, et que c’est la même logique de la domination de profits privés sur le bien commun qui pousse à l’impasse écologique de notre modèle économique, à la dislocation de la cohésion sociale, à l’aggravation des inégalités. Il est urgent de redéfinir le « progrès » tel que formulé depuis l’ère industrielle en tenant réellement compte de ces phénomènes de plus en plus prégnants que sont en premier lieu l’empoisonnement  de l’air, des eaux, des océans, des sols, des productions agricoles et donc des organismes vivants et son cortège de conséquences terribles (cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques) et en second lieu le dérèglement / réchauffement climatique.

On ne peut plus continuer de faire comme si les hommes n’étaient pas des êtres biochimiques soumis comme tels, eux aussi, aux lois du vivant.

 

Les dirigeants politiques restent encore trop soumis à la logique de la croissance à tout prix et à l’addiction au progrès technique, à la foi absolue dans la supériorité de la culture sur la nature (selon une dichotomie absurde).

Les écologistes politiques eux-mêmes n’ont pas réussi à faire valoir une alternative crédible, trop accaparés sans doute par des luttes intestines entre chapeaux à plumes dont ils aiment faire leur sel et par la compétition entre motions dites « stratégiques », ne consentant à s’engager essentiellement que sur des thèmes libertaro-libéraux, essentiellement sur les libertés privées, fixant leurs priorités à partir de revendications sur les minorités, les mœurs, la main de ma sœur dans la culotte de mon frère (à moins que ce ne soit le contraire ?). Cependant que maman et papa sont sommés de se dégenrer, même si maman est toujours en haut qui fait du gâteau, et Papa, toujours en bas qui fait du chocolat, sic !  Très romanesque, mais à ce rythme-là, faut pas s'étonner que la gauche écologiste et plus largement les gauches en perdent (des plumes) au risque de se retrouver à poil.

 

Les médias focalisant de leur côté alternativement sur des alarmismes ponctuels et l’apologie du mode de vie occidentale, individualiste, consumériste et toujours plus vorace en énergie. Et les populations des pays développés s’accrochant à leur mode de vie, tandis que celles des pays émergents ne désirent rien d’autre que d’accéder à leur tour à la société de consommation. Et l’on voit mal au nom de quoi, on pourrait le leur reprocher ?! Cependant, la demande d’énergie est en train d’exploser, surtout avec les énergies fossiles ce qui n’améliore évidemment pas l’effet de serre. Or, on sent bien que les effets de seuil et d’emballement possibles avec des bouleversements agricoles, épidémiologiques, migratoires et sociaux laissent présager de grands chocs politiques…

 

Un an plus tard, à l’issue de la COP 21, les gauches - et singulièrement la social-démocrate - ont été infichues de capitaliser sur le succès français de l’Accord de Paris. A se demander si la « social-écologie » chère au PRé ne leur a pas glissé des mains comme la truite de Levinas. Moyennant quoi, le PS français, au pouvoir à l’Elysée et à Matignon, arrive à la fin de l’été 2017 au milieu du chemin des supplices et, 7 ans après, n’en est toujours pas sorti. Le camps présidentiel eût pu faire sien le projet social-écologiste. Le fait est qu'il n’en fit rien ou pas grand chose. Aujourd’hui, il en est (toujours) à chercher sa ligne idéologique.

 

 

   Mais pourquoi parler des forêts et des bois ?

C'est que la forêt et singulièrement les arbres sont emblématiques à plus d’une titre des enjeux du dérèglement climatique.

La forêt occupe une place essentielle dans le patrimoine naturel et écologique de la France, couvrant environ 31% de son territoire (4,2 millions d’hectares), avec d’une part les forêts publiques, dites domaniales, relevant du domaine privé de l'État, et communales, et d’autre part la forêt privée qui représente 75 % du couvert forestier français, et appartient à plus de 3,3 millions de personnes (dont 50000 possèdent plus de 25 hectares, et 9000 plus de 100 hectares, la majorité étant des petits propriétaires familiaux détenant moins de 10 hectares).

 

Or des questions nombreuses se posent et doivent interroger : quelle gestion durable des forêts, quelle économie de la filière forêt-bois, quelle place de la biomasse et du bois dans la consommation d’énergie, quels services rendus par la forêt ? La vocation de la forêt est-elle seulement de "rendre des services" ? Comment mieux prévenir les risques et lutter contre les incendies, comment préserver les sols des forêts, la biodiversité ? Comment faire face au vieillissement des propriétaires forestiers dont les héritiers sont souvent peu au fait du soin à apporter aux forêts, s’en soucient par le fait moins, comment faire face à la grande fragmentation, à la petitesse des propriétés forestières ? Ne faudrait-il pas envisager un grand remembrement, comme cela se fit autrefois pour les terres agricoles, autant de questions que pose Anne CUSSINET dans son livre remarquable A hauteur d'arbre (La Mésange bleue, oct 2023). Questions difficiles. Sur la seule question d'un éventuel remembrement, remarque Anne CUSSINET, qui pourrait avoir le « courage politique » ne serait-ce que de la poser ?

En réalité, la forêt est au cœur de véritables enjeux sociétaux.

 

C’est  cette question et bien d’autres que soulève Anne CUSSINET dans A hauteur d'arbre, un livre remarquable d'enquête sur le terrain, en partant du Perche (mais qui vaut pour bien d'autres territoires dans le descriptif des transformations à l'œuvre et les questions qu'il pose), et d'entretiens avec les acteurs locaux, propriétaires forestiers, exploitants, élagueurs, arboriculteurs, agriculteurs, mais aussi chercheurs (17 témoignages de praticiens et d'experts), doté de photographies réalisées par elle-même, magnifiques de sobriété et de vérité. Anti-didactique, sans forcément chercher systématiquement à démontrer ou faire valoir un point de vue à tous prix, à livrer une vision homogène, mais en donnant à voir l'état des lieux, la complexité des solutions. Sans rien cacher de la diversité des points de vue, parfois contradictoires entre tel ou tel acteur local. Comme en donnant à entrevoir les nouveaux concepts, les nouvelles tendances qui peuvent émerger sur la question des paysages et des arbres. Une première à ma connaissance.

 

Sait-on que la France est le quatrième pays européen en matière de boisement derrière la Suède, la Finlande et l’Espagne ? Elle abrite une forêt riche et diversifiée en essences (feuillus, résineux), en types de peuplement (pur ou mélangé) et en structures (futaie régulière ou irrégulière, taillis). La forêt n’est pas seulement une source d’approvisionnement en bois, ou de manière plus récréative en champignons…, ou encore d’agrément (balades, jeux, activités physiques, etc.), elle joue surtout et avant tout un rôle majeur dans la régulation du climat, du cycle de l’eau, des sols, en tant que véritable réservoir de biodiversité, « puits de carbone » (en ce sens que les forêts retiennent le carbone dans leur biomasse), lutte contre l’érosion, etc.). Cet aspect reste malheureusement assez méconnu des Français. 

 

Anne CUSSINET dont l'ambition est de donner à voir la forêt sur le long terme évoque toute une série de problématiques, dont celle des dégâts posés par la multiplicité des coupes rases avec de gros engins, qui appauvrissent les sols, les méthanisent, faisant qu'« au lieu de stocker le carbone, les forêts en émettront ». L'auteure note que les acteurs institutionnels n'ont pas souhaité s'exprimer és-qualités « sur des questions parfois politiquement sensibles comme la méthanisation ou les actions conduites face aux arrachages de haies », où l'on aurait pu attendre en effet « une prise de position assumée ». C'est dommage, car il en va juste des bonnes pratiques sylvicoles et agricoles qu'il faudrait partager, de la stratégie à adopter pour lutter contre le dérèglement climatique qui ne doivent pas reposer sur les seules épaules des acteurs locaux.

 

Anne CUSSINET pointe (tranquillement) la responsabilité de tous, acteurs locaux, usagers des forêts et des produits bois qui sont exploités, transformés, décideurs publics et politiques auxquels il revient de se départir de leurs atermoiements et d'accélérer le mouvement dans le bons sens, afin de « gagner la course de vitesse entre le réchauffement climatique qui s'accélère et le temps long des arbres ». Car parler des arbres, en avoir le souci, c'est aussi parler des Hommes, des humains, en prendre pareillement soin, nous dit finalement Anne CUSSINET pour qui « l'arbre est un ambassadeur de la nature ».  Son livre n'est pas qu'un (véritable) plaidoyer pour la nature, et pour l'Homme en vérité, face au dérèglement climatique, il n'est pas seulement un appel à à la prise de conscience collective, il est aussi un appel à l'action collective.

 

   Il y a trente ans, le philosophe Michel Serres dont la pensée était pareillement très attentive au monde non-humain, qui appréhendait le rapport entre nature et culture, non comme une relation d’opposition mais de réciprocité (il n'a jamais considéré à cet égard par exemple que l'enjeu était celui d’une préservation du caractère vierge de la nature), voyait celle-ci comme un ensemble de relations sujets-objets pris dans un changement perpétuel. Il jetait les bases d’une communauté de la nature et des hommes : un « contrat naturel » à l’échelle de la planète. Comme une sorte de plan de paix. En faisant de la nature et des animaux des sujets de droit. Il serait peut-être temps d'y (re)songer et de se mettre à l'ouvrage.

 

Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé

 

À hauteur d’arbrepar Anne Cussinet, préfacé par Annie Lulu, lauréate du prix du roman d’Écologie 2023, et introduit par Georges Feterman, président de l’association ARBRES, 191 p (Éditions la Mésange Bleue, oct 2023); Tél : 06 15 41 33 44  / editions-lamesangebleue@orange.fr


Anne CUSSINET est auteure, photographe, résidant aujourd'hui dans le Perche après avoir mené l'essentiel de sa première carrière à Paris dans le montage vidéo et la communication. "Fille de la campagne et de la ville", comme elle aime se définir, refusant les catégorisations, elle a été formée à l'histoire et aux sciences politiques. Cette « amoureuse des livres, de l'écriture et de la photographie » a toujours eu l'envie de pouvoir  écrire un jour, ce qui est chose faite dorénavant avec A hauteur d'arbres

 

 

Une exposition joyeuse autour des arbres et des paysages avec 60 artistes se tient depuis le 3 octobre (jusqu'au 29 novembre) dans la Sarthe à La Laverie (3 rue du Moulin à Tan, La Ferté Bernard).

 

Anne CUSSINET y participe et parlera ce samedi 26 octobre des arbres, des hommes et des paysages en compagnie d’Alexandra Céalis (Coordinatrice du GIEE TERRES VIVANTES - accompagnement changements de pratiques agricoles) et Louis Vallin (Paysagiste, apiculteur, Lauréat du Festival International des Jardins de Chaumont-sur-Loire 2007) lors d'une conférence animée par Emmanuel Berck, rédacteur en chef de Pays du Perche . "Comme un air de campagne" !

 

Renseignements : 02.43.93.48.61 ou à contact@lalaverie.org


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