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DEBARQUE DE FRANCE INTER, L'HUMORISTE GUILLAUME MEURICE EMBARQUE DANS MEDIAPART

Pourquoi l'embauche de Guillaume Meurice à Médiapart est une erreur

Par Philippe CORCUFF, professeur de science politique


On se souvient de la soi-disant "blague" de l'humoriste Guillaume Meurice sur France Inter en octobre 2023 et de sa réitération, qui lui avaient valu d'être suspendu, puis licencié par Radio France « pour faute grave », pour avoir « ignoré l’avertissement qu’il avait reçu, la mise en garde de l’Arcom » (le régulateur de l’audiovisuel). RISS, dessinateur et directeur de Charlie Hebdo, survivant de l'attaque terroriste djihadiste du 7 janvier 2015 contre le journal satirique, avait réagi à l'époque en déclarant : «Comment peut-on encore utiliser des termes si puérils...Ce sont des raccourcis. Bien sûr que l'on peut rire de tout, mais il y a une manière de le faire.» et déplorant que Meurice se soit revendiqué de l'esprit Charlie après les critiques de sa "blague" : «L'esprit Charlie a bon dos », dénoncait-il, avant de poursuivre: « L'esprit Charlie, ce n'est pas une poubelle qu'on sort du placard quand ça vous arrange, pour y jeter ses propres cochonneries.».

Les polémiques n'ont cessé depuis lors d'enfler jusqu'à inciter des personnalités politiques de la France Insoumise à déclarer en juin dernier :  « Première mesure du “front populaire” : la réintégration de Guillaume Meurice à France Inter » !

Depuis, l'humoriste a été recasé à Mediapart * et devrait inaugurer le 25 octobre prochain sa collaboration à la faveur de  la première diffusion de l’émission Blagues Bloc  qu'il animera. 

Philippe CORCUFF, sociologue et politiste, «compagnon de route de l'aventure Médiapart  », qui nous fait l'amitié de confier de temps à autre au PRé ses contributions, réagit à l’annonce publique, le 17 octobre dernier, de l’embauche de l’humoriste.

 

*Edwy Plenel  après avoir quitté en 2004 la direction de la rédaction du journal Le Monde, quelque temps après la sortie du livre "La Face cachée du Monde : du contre-pouvoir aux abus de pouvoir"  de Pierre Péan et Philippe Cohen (Éditions Mille et Une Nuits), co-fonda en 2008 Mediapart, média d'investigation en ligne, avec François Bonnet, Gérard Desportes, Laurent Mauduit, Marie-Hélène Smiéjan et Godefroy Beauvallet.


 

     J’ai essayé de montrer de manière argumentée sur mon blog de Mediapart le 5 avril 2024, également sur le site du PRé (https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2024/04/19/l-humour-politique-est-il-incritiquable-par-philippe-corcuff-sociologue-et-politiste/), en le prolongeant le 22 avril dans une controverse amicale avec Jean Baubérot, que la blague de Guillaume Meurice du 29 octobre 2023 sur France Inter, comparant Benjamin Netanyahu à « une sorte de nazi sans prépuce », avait une portée antisémite et négationniste, particulièrement dans un contexte de recrudescence en France d’actes antisémites.

Je ne pense pas que cette portée antisémite ait été intentionnelle chez Meurice. Chacun de nous peut faire des erreurs, qui ne nous entachent pas ad vitam æternam. Mais cela suppose de reconnaître ces erreurs. Ce que n’a pas fait Meurice, qui s’est enfermé dans des dénégations jusqu’à la publication d’un livre, Dans l’oreille du cyclone (Le Seuil, mars 2024), dont le vide éthique, intellectuel et politique est principalement empli d’un narcissisme autojustificateur. Le fait que la blague de Meurice n’ait pas connu de suites judiciaires n’est pas suffisant pour balayer d’un revers de la main ses implicites nauséabonds : une grande partie des propos islamophobes ne connaissent pas, non plus, de suites judiciaires. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas.

 

Ce faisant, Meurice a contribué à alimenter, à travers des discours surmédiatisés, la délégitimation des critiques de l’antisémitisme. Et il a participé à donner une plus grande portée à des automatismes rhétoriques freinant la prise en compte au sein de la gauche radicale de l’actualité de l’antisémitisme. Certes, il y a bien eu et il y a des usages infondés, en particulier au sein de l’extrême droite, de la droite et de la macronie ou encore par le Premier ministre israélien, de l’accusation d’antisémitisme, en visant notamment des formes de solidarité avec la population de Gaza massacrée par l’armée israélienne n’ayant rien à voir avec l’antisémitisme. Mais ce n’était pas le cas pour la blague de Meurice. Et ces usages infondés ne doivent pas nous faire oublier la réalité de l’antisémitisme en France aujourd’hui, avec des échos dans le pourtant nécessaire mouvement de solidarité avec la Palestine et au sein de la gauche radicale. On ne doit pas jeter le bébé de la critique de l’antisémitisme avec l’eau du bain de ses utilisations illégitimes.

 

   C’est en congruence avec cette analyse que l’embauche comme collaborateur pour une émission régulière de Guillaume Meurice par Mediapart m’apparaît comme une erreur inquiétante, tendant à minorer le combat contre l’antisémitisme quand il n’est pas porté par l’extrême droite classique. La majorité de la rédaction de Mediapart met ainsi un doigt dans des dérèglements confusionnistes, au lieu de s’y opposer radicalement. Une frontière symbolique est, pour moi, franchie. C’est un moment personnellement triste parce que j’ai été depuis avril 2008 (moment où Edwy Plenel m’a sollicité pour ouvrir un blog [sur le site de Mediapart] un compagnon de route de l’aventure Mediapart. Cela ne me conduit pas à essentialiser négativement une équipe pluraliste, composée de lucidités utiles. Toutefois mon attitude va changer à partir de maintenant vis-à-vis de l’institution Mediapart : je ne la considère plus comme un des lieux de résistance face au confusionnisme, en tant que facteur d'extrême droitisation, mais comme un lieu-enjeu dans cette lutte contre le confusionnisme. C'est dans ce cadre que je continuerai épisodiquement à m'exprimer sur mon blog. Car on peut soutenir les droits des Palestiniens et exiger un cessez-le-feu à Gaza et au Liban, sans oublier les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre, et lutter contre l’islamophobie en France sans relativiser, pour autant, la question de l’antisémitisme à travers une mesure aussi symbolique que l’embauche de Guillaume Meurice.

 

   Le nez dans le guidon des événements, il nous est souvent difficile de prendre conscience sur le moment de nos impensés et de leur partialité mal maîtrisée. Pour ma part, pris dans les espoirs du mouvement altermondialiste et de la renaissance de l’anticapitalisme à partir de la fin des années 1990, j’ai mal perçu la dialectique qui se mettait en place à partir du milieu des années 2000 entre des bricolages confusionnistes et l’extrême droitisation. Il m’a fallu du temps pour en prendre la mesure : mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées ne date que de mars 2021. La prise de conscience est encore plus difficile pour des journalistes plongés quotidiennement dans les remous de « l’actualité ». Une chanson de Charles Aznavour à l’éclat mélancolique datant de 1964, Hier encore, nous parle peut-être de certains de nos travers partagés depuis 2008, mais sous des modalités différentes et dans des chronologies diversifiées, à moi, à l’institution Mediapart, à ses journalistes et, au-delà, à ses abonnés. Et nous incite à reconnaître avec humilité nos fragilités respectives face au tourbillon de l’histoire, au sein duquel nous sommes fréquemment davantage des marionnettes que des acteurs.

 

Charles aznavour | hier encore | lyrics | paroles | letra | © SingWithThem

 

J’ai fait tant de projets, qui sont restés en l’air

J’ai fondé tant d’espoirs, qui se sont envolés

Que je reste perdu, ne sachant où aller

Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre

Hier encore, j’avais vingt ans

 

Je gaspillais le temps, en croyant l’arrêter

Et pour le retenir, même le devancer

Je n’ai fait que courir, et me suis essoufflé

Ignorant le passé, conjuguant au futur

Je précédais de « moi » toute conversation

Et donnais mon avis, que je voulais le bon

Pour critiquer le monde, avec désinvolture

 

En 2018, la jeune chanteuse cosmopolite et féministe Naïka en a donné une version sublime :

Naika - Hier Encore ( Charles Aznavour Cover) © Naïka

Textes complémentaires récents :

« La série Netflix ʺNobody Wants Thisʺ comme promesse d’ouverture identitaire, loin des manichéismes suscités en France par les violences au Proche-Orient » (chronique "Rouvrir les imaginaires politiques" 19), site du Nouvel Obs, 16 octobre 2024

 

Préférer le rabbin d’une série romantique Netflix au grand rabbin de France, les tâtonnements hors des enfermements identitaires à la justification des massacres de Gaza ?

 

* Avec Haoues Seniguer, « Les sciences sociales face à un roman - Sur Les Derniers jours du Parti socialiste d’Aurélien Bellanger », site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 8 octobre 2024 [site sur abonnement, mais 3 textes gratuits par mois si on donne son adresse email]

 

Convergences (comme la critique de l’islamophobie portée par le Printemps républicain) et divergences (par exemple, sur le conspirationnisme) entre un roman et des recherches en science politique portant sur des thèmes analogues


Philippe CORCUFF, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.

Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, Philippe Corcuff est engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, et a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.

Philippe Corcuff a été chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004). 

Auteur de nombreux ouvrages et de très nombreux articles, notes critiques et autres communications.

 

Derniers livres parus :

Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfrayavec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)

- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)

La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)

- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)

 

Derniers articles :  D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.

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