Vous avez voulu entrer en contact avec une administration récemment ?
Thierry Libaert oui, et son « sang de communicant n'a fait qu'un tour ». S’il n’y avait que lui, car le hic, c'est qu'il n'est pas rare que celui des usagers que nous sommes soit conduit à la même réaction.
Ne nous cachons pas derrière le petit doigt, la notion de service public n’est plus ce qu’elle était, et cela ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier. La crise des services publics vient de loin. Droite et gauche en partagent la responsabilité. Depuis plus de 40 ans, on assiste à leur lente détérioration. Les acteurs sociaux ne sont pas rares qui dénoncent le fait qu’on assiste plus globalement à un recul du secteur public par rapport au privé, pointent du doigt les conséquences du recours aveugle au "nouveau management public" venu des Etats-Unis, qui ne se font pas forcément au bénéfice du service attendu et rendu . Et ce n’est pas qu’une affaire de défense d’intérêts catégoriels, ou de "ressenti" des Français, si l'on veut bien voir et admettre leur vécu.
C'est un fait, clairement établi et documenté : la distribution des services publics n’est plus également répartie dans les territoires (Cf. les « déserts médicaux »..). On a préféré toutes ces dernières années se gargariser avec des débats philosophiques efficacité / équité sans fin, souvent biaisés, ou ressasser la question – au demeurant essentielle – du service pour le public ou produit par le secteur public ?
La question n’est pas anodine et ne touche pas seulement au droit, notamment administratif, à l’aménagement et au développement du territoire, aux politiques urbaines et rurales ou aux questions de financement. Elle est liée à l’idée que l’Etat et les citoyens, en fonction de leurs besoins, se font des questions d’égalité et de qualité d’accès au service public. On pourrait croire que le budget est l’exercice par excellence qui pourrait apporter de la clarté sur le sujet, tant au fond, il est loin d’être un exercice technique, mais est au contraire un exercice éminemment politique qui témoigne au passage de la vitalité démocratique d’une nation, mais force est de conster que l’actualité politique, parlementaire et gouvernementale, montre plutôt de ce point de vue que nous sommes dans l’œil du cyclone. Pas grand monde pour prendre ses responsabilités. Encore moins pour oser imaginer faire participer les Français à la définition de ce que c'est aujourd'hui l'intérêt général et de ce que pourrait être une modernisation des conditions d'exercice d'une citoyenneté rénovée. La visée n'étant pas tant de rétablir la puissance de l'Etat que de faciliter l'expression d'une volonté collective réhabilitée. Les acteurs politiques ont leurs priorités qui sont loin d'être celles du moment présent, ils ne pensent presque tous qu'à 2027.
L’impression que plus les services publics reculent en quantité, moins ils gagnent en qualité, ce qui peut paraître pour le moins anachronique, est une expérience de plus en plus partagée; beaucoup d’usagers restent en butte devant la complexification jusqu’à l’absurde de ce qui demeure à leurs yeux un affreux "millefeuille administratif", sont désespérés de ne pouvoir trouver d'interlocuteur, un nombre non négligeable abandonne même toute démarche.
On se demande parfois, dans un accès de pessimisme éhonté, si au train où ça va, on ne risque pas un jour de revenir à la période d’avant le XVI° siècle, d’avant la naissance d’un service public de base (police, justice, impôts…). D’aucuns y songent.
Il est proprement désolant de voir comment sont souvent systématiquement oubliées, négligées, toutes les avancées en la matière depuis la fin du XIX° avec la gestion des municipalités, avec l’émergence de la notion de « domaine public », combien il est déprimant de voir l’énergie qui est dépensée pour freiner, quand ce n’est pas pour remettre à plus tard, tel ou tel aspect de la nécessaire transition qui n’est pas seulement écologique, mais aussi économique et sociale, de voir nombre d’éditorialistes, mais aussi de responsables politiques balayer d'un revers de main les réflexions sur le(s) Bien(s) commun(s). Alors même que le concept de bien commun est susceptible, entre autres choses, d'être un élément régénérateur de la notion de service public. On rêve qu’un nouveau Montaigne nous reparle de « service de l’Etat » pour le peuple. On imagine parfois qu’une force politique inspirée pourrait proposer et faire vivre un nouveau « contrat social ». Mais pour l’heure notre sœur Anne ne voit rien venir. Et par nos renoncements collectifs, notre procrastination institutionnalisée, l’on préfère prendre le risque de nourrir durablement la montée des populismes.
Chacun de nous a pu être amené à partager la même impression : il est de plus en plus difficile d’entrer en contact avec l’administration. La disparition physique des services publics de proximité s’est accompagnée d’une dématéralisation qui a entraîné une focalisation quasi exclusive de la relation sur des supports numériques difficilement accessibles et largement inadaptés aux attentes des usagers, et pas seulement pour les plus âgés à qui on demande d’être des experts de la communication digitale et de converser avec des avatars, en lieu et place d'un rendez-vous physique ou même de la possibilité de joindre une personne physique au téléphone. Reléguant dans le même temps le lien social au rang des vieilleries, pourtant primordial en période de déréliction morale.
Thierry Libaert, conseiller au Comité économique et social européen dont il est le point de contact de la délégation française, membre du conseil et du CS du PRé a analysé pour la fondation Jean Jaurès les conséquences sociopolitiques de ce qu’il appelle une « communication sans relation » de l’administration publique et formule plusieurs propositions pour y remédier.
« La relation à l’usager et plus globalement le thème de l’évolution des services publics ne peuvent être gérés au niveau d’un ministère, écrit-il, elle ne peut l’être qu’au niveau du Premier ministre (…) et parce qu’il s’agit d’un pilier de nos démocraties, le pilotage des services publics doit être une responsabilité rattachée au plus haut sommet de l’État » avance- t-il en proposant une structure de pilotage effective, des procédures de consultations publiques non moins effectives, un débat national sur les services publics de demain et en appelant à un « renouveau de la communication publique ».
Voilà du grain à moudre pour le nouveau nouveau Premier Ministre François Bayrou - une bonne nouvelle pour le Béarn - dont la sensibilité girondine pourrait l’incliner à prendre la mesure de l’enjeu stratégique.
Remerciements à la Fondation Jean Jaurès qui a publié l'analyse de notre ami Thierry Libaert sous forme de "Note" (le 13-12-2024)
La montée des populismes et des radicalités sociales découle de nombreux facteurs. Chaque discipline a été sollicitée pour apporter sa contribution explicative. L’évolution économique, la montée des inégalités, l’emprise des réseaux sociaux, la recomposition politique, les nouvelles attentes sociales, les manœuvres de désinformation à l’échelle nationale ou dans un contexte de tension géopolitique, chaque explication apparaît pertinente, mais aucune ne semble décisive.
Le recul des services publics est de plus en plus interpellé, notamment sous l’angle de leur effacement dans les territoires ruraux. Ce phénomène « a renforcé dans ces territoires un sentiment de déclassement et de déclin, et a été interprété comme un désengagement de la puissance publique vis-à-vis d’espaces de moindre importance et de populations considérées comme de seconde classe », pour reprendre les mots de Jérôme Fourquet dans La France d’après.
Si la diminution des services publics de proximité est désormais bien documentée dans ses conséquences sociales et politiques, nous prenons comme hypothèse de départ de notre réflexion que les modalités de communication utilisées par les services publics possèdent, elles aussi, une part de responsabilité non négligeable. En effet, un des premiers éléments énoncés par les partisans du populisme repose sur le constat de n’être plus écoutés, reconnus, entendus, considérés. Pourtant, cette réduction relationnelle apparaît peu crédible dans une perspective de lien entre un pouvoir central et ses administrés. Cela supposerait en effet que les gouvernements des décennies précédentes aient été davantage à l’écoute des citoyens que les dirigeants actuels, alors même que ceux-ci bénéficient de toute une panoplie d’outils de remontées d’information, issus notamment des sondages d’opinion commandités par le Service d’information du gouvernement depuis sa création en juillet 1963 et ses attributions dans le domaine de l’analyse d’opinion depuis octobre 2000.
Les relations des citoyens avec l’État s’effectuent prioritairement avec les représentants de l’État dans les territoires, c’est-à-dire avec les administrations. L’érosion de la relation de service public semble concerner davantage les services publics de l’État, c’est-à-dire les services publics déconcentrés, là où les collectivités territoriales parvenaient encore à maintenir une perception de proximité. L’expression d’un sentiment de non-écoute s’exerce d’abord envers les services publics de proximité, ce sont eux qui représentent les pouvoirs publics dans la relation citoyenne.
Or, en dehors même de la disparition physique des services publics de proximité, c’est l’impossibilité ou l’extrême difficulté à entrer en relation qui pose problème. On peut imaginer que dans beaucoup de cas, en dehors bien sûr du problème aigu de la fracture numérique et des réelles difficultés de certaines catégories de la population avec le numérique, la disparition physique des services publics poserait moins de problèmes aux citoyens si ceux-ci avaient la faculté d’entrer en relation avec un interlocuteur capable de répondre à leurs attentes.
C’est pourtant là le point délicat. La disparition physique ne s’est pas accompagnée d’un développement relationnel, et la dématérialisation qui s’est opérée a entraîné une focalisation quasi exclusive de la relation sur des supports numériques totalement inadaptés pour répondre aux attentes.
À l’heure où l’ancien gouvernement Barnier annonçait une « fusion de certains services publics » qui ne pouvait aboutir qu’à un accroissement de la plateformisation de la relation administrative, cette note ambitionne de nourrir le débat sur le rôle des services publics dans la cohésion sociale, et plus particulièrement d’appeler à une forte revalorisation des dispositifs de communication mis en place, en particulier dans les territoires ruraux et péri-urbains.
La suite ici :
Les limites de la dématérialisation de l’action publique
Le syndrome no reply des administrations publiques
Des causes non réductibles aux seuls enjeux financiers
Les effets socio-politiques d’une communication sans relation
Quatre préconisations
Précurseur de la communication environnementale en France, il est conseiller au Comité Economique et Social Européen dont il est le point de contact de la délégation française; co-président de la catégorie Consommateurs et Environnement, membre des sections « Environnement » et « Marché Intérieur », et est l’auteur du premier texte européen sur la lutte contre l’obsolescence programmée. Il est particulièrement investi sur les nouvelles modalités économiques de la transition écologique.
Président de l’Académie des Controverses et de la Communication Sensible (ACCS), Thierry Libaert est également collaborateur scientifique du « Earth & Life Institute » de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain, Belgique); membre du GR-CESS (Groupe d’Études et de Recherche « Communication, environnement, science et société »; membre de l’Académie de Sciences Commerciale, du GIE Toute l’Europe, et du Conseil de l’Ethique Publicitaire; vice-président de la fondation pour la nature et l'Homme.
Il a été négociateur lors du Grenelle de l’Environnement (Commission Gouvernance, 2007), membre du cabinet du ministre de l’environnement (2004), vice-Président du Conseil Paritaire de la Publicité (2008-2011), maître de conférences associé à l’Université Paris-IV (Celsa, 1992-2008), maître de conférences à Sciences-Po (2000-2013) et professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université catholique de Louvain (2008-2014).
Il fut membre du Conseil d’Orientation des Consultations Citoyennes sur l’Europe mis en place pour accompagner le processus en 2018. Missionné la même année par le ministre de la transition écologique pour un rapport sur la durabilité des produits, rapport remis en janvier 2019, il a été (septembre 2019) chargé d’une nouvelle mission relative à la compatibilité du modèle publicitaire face aux enjeux de la transition écologique. Il a été membre du Comité de suivi pour la préparation de la Présidence française de l’Union européenne (1er semestre 2022). Il a travaillé comme chef de mission à la direction développement durable du Groupe EDF où par ailleurs il avait été élu à la Commission Sociale et Economique du Siège Social (liste CFE-CGC).
Lauréat du Prix du livre Environnement 2021, Thierry Libaert préside le conseil scientifique du PRé.
Derniers ouvrages parus :
- La Communication interne des entreprises, avec Nicole d'Almeida, 9° édition (Dunod, août 2024)
- Le Plan de communication, 6° édition (Dunod, mars 2024)
- Quelles sciences pour le monde à venir ? Face au dérèglement climatique et à la destruction de la biodiversité, ouvrage collectif,
FNH - sous la direction d'Alain Grandjean et Thierry Libaert (Odile Jacob, octobre 2020)
- Des Vents porteurs - Comment mobiliser (enfin) pour la planète (Ed le Pommier, coll Essais, manifestes, septembre 2020)
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