Avec AMIGOS, son 40ème album studio, Eddy MITCHELL a réuni ses amis compositeurs, ses auteurs autour de ses plus fidèles musiciens. En 12 titres, il nous invite à voyager dans les grandes plaines, celles de notre quotidien, de notre enfance et de la réalité du monde. Déambulant ainsi en sa compagnie, on est empli d’une certaine mélancolie dont on se surprend par moments à penser qu’elle pourrait nous aider à réenchanter notre chemin malgré les froideurs des temps présents. Une mélancolie qui n'a rien d'ordinaire, une poétique mélancolique, également une mélancolie politique au sens large, possiblement positive qui, nous mettant certes en face de nos imperfections, de notre sentiment d'incomplétude, dirait l'intranquille poète Fernando PESSOA, comme de nos incertitudes, nous donne dans le même temps envie de sortir de notre torpeur.
Philippe CORCUFF poursuit ici son introspection des « mélancolies chansonnantes ». Il n’est pas rare qu’il y trouve des correspondances avec la philosophie mélancolique de l’histoire esquissée par le penseur Walter BENJAMIN (1892-1940), philosophe, poète, traducteur et critique d'art. Et ce n’est pas la première fois que Claude Moine, "Monsieur Eddy", l’inspire : en 2010, il s’était déjà intéressé à la « philosophie du Schmoll » (Cf. son article « Eddy Mitchell et la question du scepticisme dans la société néolibérale », 10 mars 2010 : https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/100310/philosophie-du-schmoll-eddy-mitchell-et-la-question-du-scepticisme-dans-la-societe-neoliberale) en considérant que les chansons pouvaient « stimuler l’imagination dont le travail intellectuel – et, pourrions-nous ajouter par les temps qui courent, le travail politique - a autant besoin que de la rigueur »...
Bonnes fêtes à toutes et tous ! Mélancoliquement joyeuses...
Nous vivons des temps de grisaille macronienne annonçant la froidure d’extrême droite dans un paysage mondial déjà passablement gelé (Hongrie, Italie, Argentine, Etats-Unis…). Deux quinquennats médiocres d’un président adepte de « beaux discours », du Panthéon à Notre-Dame, plus que d’une politique dotée de sens et de souffle, ont accru les probabilités d’accès au pouvoir du Rassemblement national. Juste avant de laisser de côté un bref moment, pendant les fêtes de fin d’année, cette conjoncture « post-fasciste », ou ce que Lionel Jospin a caractérisé lors de la matinale de France-Inter le 16 décembre 2024 comme « des risques contre-révolutionnaires », un grain de sable est toutefois apparu.
Il s’agit de la sortie du quarantième album studio d’Eddy Mitchell, « Amigos » (dans les bacs depuis le 20 novembre 2024), qui est susceptible de redonner des couleurs à nos désirs d’utopie. Mais ces couleurs mélancoliques ne font pas l’impasse sur les épreuves du temps, nos erreurs, nos échecs et nos écorchures.
La mélancolie, dans l’ironie autocritique qu’elle s’autorise avec l’expérience et avec soi-même, évite la mythologisation aveugle et aveuglante des espérances, propice aux illusions narcissiques comme aux dérives politiques dogmatiques, voire totalitaires. Il faut dire que pour nous injecter une nouvelle dose de son « vaccin du scepticisme », le Schmoll s’est adjoint dans son nouvel opus le concours d’autres grands rêveurs mélancoliques, tels qu’Alain Chamfort, William Sheller ou Alain Souchon.
« J'AI OUBLIE DE L'OUBLIER » … L'AILLEURS UTOPIQUE
Le rapport aux rêves d’enfance et aux promesses amoureuses chez Eddy nous interroge depuis longtemps : qu’avons-nous fait de nos vies personnelles et de notre monde commun ? Dès 1966, la chanson J’ai oublié de l’oublier attise la mémoire des attentes déçues de cet hier tout à la fois si proche et si lointain.
« J’ai oublié de l’oublier/Car ce rêve inachevé/Etait beau et bête à pleurer ». « Mort à tout jamais », « ce rêve inachevé » ? Pas tout à fait : « Toi mon cœur reste à ta place » … Les sentiments enfouis remontent à la surface. En amour ou en politique. Pouvons-nous nous satisfaire de la succession de politiciens mornes : Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron… ? Sans parler de celui qui a donné un enrobage littéraire à l’abandon d’un sens plus global à l’action politique quotidienne : Mitterrand. Et tout cela pour aboutir, probablement, à la victoire d’une politique du ressentiment, autoritaire, nationaliste et xénophobe ! Se contenter de commenter les coups tactiques des uns et des autres, leurs intelligences technocratiques desséchées et tournant à vide, comme devant un match de foot à la télé ? Abandonner « cet amour que l’orgueil a tué », « ne plus rêver » ? Une impuissance personnelle et collective, qui se donne des prétextes faciles, changeants en fonction des individus : « le méchant Macron », « le méchant Hollande », « le méchant néolibéralisme », « le méchant Mélenchon », etc.
En 1981, au moment politique de l’espoir… vite douché en 1983, Eddy rebondit sur la nécessité du rêve impossible avec Pauvre baby doll.
Une jeune fille, « fin de l’adolescence », « se promet de ne plus jamais rêver ». « Ses parents ne sont plus rien que deux étrangers/Ils ont oublié/Qu’ils se sont tant aimés ». « La vie les a doublés », la vie nous a doublés, la vie m’a doublé… Alors partir, mais vers où ? « Et tant pis s’il n’y a pas d’Amérique/Tout mais ne pas rester/Il y a bien une Californie/Quelque part où aller ». Même si l’ailleurs n’existe pas, on a besoin de marcher vers lui, pour redonner un sens global à nos vies et à notre monde. « Même si c’est bien loin l’Amérique/Partir c’est l’approcher ». L’ailleurs utopique, sans optimisme béat, avec même l’expérience du désenchantement chevillé au corps, comme un horizon qui nous aide à marcher, individuellement et collectivement.
« AMOUREUX AUTREMENT » : L'AVENTURE N'EST PAS TERMINEE !
Après les déboires, les impasses et les blessures, avec nos cicatrices non camouflées, le dernier album d’Eddy nous invite, non pas à enfouir nos rêves dans l’adaptation au monde tel qu’il va, mais à rêver autrement. Sur une musique d’Alain Chamfort, « Amoureux » berce tendrement notre mélancolie sentimentale et, au-delà, la possibilité d’une utopie mélancolique.
« Amoureux autrement/Amoureux pourtant/Amoureux à présent/Comme de vieux enfants/Amoureux autrement/Amoureux autant/Amoureux maintenant/Du même feu différemment ». La vie nous a par moments assommés, la politique nous a déçus, nous avons été décevants en amour et en politique, pas seulement à cause de nos amoureuses, pas seulement à cause de « ceux d’en haut » et autres « méchants ». Dans « Humanisme et terreur », en 1947, le philosophe Maurice Merleau-Ponty demande : « N’y a-t-il pas comme un maléfice de la vie à plusieurs ? » Mais conjurer ce maléfice n’est pas impossible pour le Schmoll, malgré nos plaies et nos bosses : « Amoureux pourtant/Amoureux à présent » …
L’aventure ne peut pas, ne doit pas s’achever dans l’impuissance fataliste : « Le même œil enfantin/La même ivresse d’un autre raisin ». Car, comme le rappelle un autre titre de « Amigos » sur une musique de William Sheller cette fois, L’aventure n’est jamais loin.
L’esprit d’aventure puise dans les rêves d’enfance. Quand le sentiment d’évasion apparaît si palpable : « Et l’île au trésor est un monde/Fait de pirates et de marins ». Quelque chose peut là maintenir des sentiers ouverts entre nos enfances naïvement exploratrices et nos vies d’adulte tentées par la résignation, voire le cynisme de ceux à qui on ne la fait pas. « Mais l’aventure n’est vraiment jamais loin/Dans l’esprit de ces enfants/Elle résiste au temps, à tous les vents/Dans le cœur des plus grands ». L’aventure résiste pour donner du souffle à nos sentiments intérieurs et à nos projets intimes comme aux perspectives partagées d’émancipation.
Ce serait pourtant foutu ? Trop tard ? Nous serions définitivement sarkozysés (avec un bracelet électronique !), hollandisés, macronisés, mélenchonisés… avant d’être lepenisés ou bardella-isés ? Eddy le sage pointe d’autres possibilités, mais sans pour autant se défaire d’un certain lest pessimiste, mélancoliquement. Dans l’émission « le monde d’Elodie » sur France Info, il répond le 2 décembre 2024 à la question, « vous plaisez-vous dans le monde dans lequel on vit aujourd’hui ? – « Je préfère ce monde-là à celui de ma jeunesse. » Pas de « c’était mieux avant » réac chez Eddy ! Eddy ne rime pas avec Finky. Joyeux Noël et bonne année le Schmoll !
Remerciements au Nouvel Obs qui a également publié cette Tribune le 20 décembre 2024 dans le cadre de sa chronique "Rouvrir les imaginaires politiques" où, depuis mars 2023, Philippe Corcuff y a "Carte blanche" : https://www.nouvelobs.com/journalistes/840/philippe-corcuff.html
Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).
Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.
Cet ancien chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004), co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).
Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.
Philippe Corcuff est un contributeur du PRé.
Derniers livres parus :
- Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, avec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)
- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)
- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)
- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)
Derniers articles : D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.
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