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L'AME A LA POURSUITE DU VRAI, par Victor Hugo / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


Photo AFP

 

   Victor Hugo –  L'âme à la poursuite du vrai - "The Soul Pursuing Truth". Ému par les horribles incendies à Los Angeles (la maison de mon fils est tout proche d'une zone évacuée), je retrouve le poème très long et extraordinaire au bout de L'art d'être grand-père : en voici un petit morceau : métaphore de matière combustible qui illuminerait la foi ou les fois religieuses…

T.A

 

L'âme à la poursuite du vrai 

 

L'ombre dit au poète:--Imite

Ceux que retient l'effroi divin;

N'enfreins pas l'étrange limite

Que nul n'a violée en vain;

Ne franchis pas l'obscure grève

Où la nuit, la tombe et le rêve

Mêlent leurs souffles inouïs,

Où l'abîme sans fond, sans forme,

Rapporte dans sa houle énorme

Les prophètes évanouis.

 

Tous les essais que tu peux faire

Sont inutiles et perdus.

Prends un culte; choisis; préfère;

Tes voeux ne sont pas entendus;

Jamais le mystère ne s'ouvre;

La tranquille immensité couvre

Celui qui devant Dieu s'enfuit

Et celui qui vers Dieu s'élance

D'une égalité de silence

Et d'une égalité de nuit.

 

Va sur l'Olympe où Stésichore,

Cherchant Jupiter, le trouva;

Va sur l'Horeb qui fume encore

Du passage de Jéhovah;

songeur, ce sont là des cimes,

De grands buts, des courses sublimes...

On en revient désespéré,

Honteux, au fond de l'ombre noire,

D'avoir abdiqué jusqu'à croire !

Indigné d'avoir adoré !

 

L'Olympien est de la brume;

Le Sinaïque est de la nuit.

Nulle part l'astre ne s'allume,

Nulle part l'ombre ne bleuit.

Que l'homme vive et s'en contente;

Qu'il reste l'homme; qu'il ne tente

Ni l'obscurité, ni l'éther;

Sa flamme à la fange est unie,

L'homme est pour le ciel un génie,

Mais l'homme est pour la terre un ver.

 

L'homme a Dante, Shakspeare, Homère;

Ses arts sont un trépied fumant;

Mais prétend-il de sa chimère

Illuminer le firmament ?

C'est toujours quelque ancienne idée

De l'Élide ou de la Chaldée

Que l'âge nouveau rajeunit.

Parce que tu luis dans ta sphère,

Esprit humain, crois-tu donc faire

De la flamme jusqu'au Zénith !

 

Après Socrate et le Portique,

Sans t'en douter, tu mets le feu

À la même chimère antique

Dont l'Inde ou Rome ont fait un dieu;

Comme cet Éson de la fable,

Tu retrempes dans l'ineffable,

Dans l'absolu, dans l'infini,

Quelque Ammon d'Égypte ou de Grèce,

Ce qu'avant toi maudit Lucrèce,

Ce qu'avant toi Job a béni.

 

Tu prends quelque être imaginaire,

Vieux songe de l'humanité,

Et tu lui donnes le tonnerre,

L'auréole, l'éternité.

Tu le fais, tu le renouvelles;

Puis, tremblant, tu te le révèles,

Et tu frémis en le créant;

Et, lui prêtant vie, abondance,

Sagesse, bonté, providence,

Tu te chauffes à ce néant!

 

Sous quelque mythe qu'il s'enferme,

Songeur, il n'est point de Baal

Qui ne contienne en lui le germe

D'un éblouissant idéal;

De même qu'il n'est pas d'épine,

Pas d'arbre mort dans la ruine.

Pas d'impur chardon dans l'égout,

Qui, si l'étincelle le touche,

Ne puisse, dans l'âtre farouche,

Faire une aurore tout à coup !

 

Vois dans les forêts la broussaille,

Culture abjecte du hasard;

Déguenillée, elle tressaille

Au glissement froid du lézard;

Jette un charbon, ce houx sordide

Va s'épanouir plus splendide

Que la tunique d'or des rois;

L'éclair sort de la ronce infâme;

Toutes les pourpres de la flamme

Dorment dans ce haillon des bois.

 

Comme un enfant qui s'émerveille

De tirer, à travers son jeu,

Une splendeur gaie et vermeille

Du vil sarment qu'il jette au feu,

Tu concentres toute la flamme

De ce que peut rêver ton âme

Sur le premier venu des dieux,

Puis tu t'étonnes, ô poussière,

De voir sortir une lumière

De cet Irmensul monstrueux.

 

À la vague étincelle obscure

Que tu tires d'un Dieu pervers,

Tu crois raviver la nature,

Tu crois réchauffer l'univers;

nain, ton orgueil s'imagine

Avoir retrouvé l'origine,

Que tous vont s'aimer désormais,

Qu'on va vaincre les nuits immondes,

Et tu dis: La lueur des mondes

Va flamboyer sur les sommets !

 

Tu crois voir une aube agrandie

S'élargir sous le firmament

Parce que ton rêve incendie

Un Dieu, qui rayonne un moment.

Non. Tout est froid. L'horreur t'enlace.

Tout est l'affreux temple de glace,

Morne à Delphes, sombre à Béthel.

Tu fais à peine, esprit frivole,

En brûlant le bois de l'idole,

Tiédir la pierre de l'autel.

The Soul Pursuing Truth

 

‘Copy,’ the shadow tells the bard,

‘Those who go in awe of God;

Cross no alien limits, nor                                 

Bounds not lightly to be crossed:                                          

Do not breach the dismal shore

On which darkness, dream and death

Mix in one their silent breath,

While the void, unformed and vast,

Bears away on surging flood

Vanished prophets of the past.

 

‘All your efforts are no use,

Wasted, all superfluous.

Take a faith: select, prefer:

No-one listens to your prayer;

The perplexity remains.

Calm infinity contains

Those who try to flee the Lord,

Those as well who rush to God,

All in one equal, infinite,

Total stillness, total night.

 

‘Climb Olympus: was not Zeus

Found there by Stesichorus?

Climb Mount Horeb, still on fire

From Jehovah’s passage there.

Dreamer, those are pinnacles,

Lofty paths, and mighty goals...

From them you return despairing,

Shamed in the black shade to have

Abdicated to belief,

Angry to have been adoring!

 

‘The Olympian God is fume,

And the God of Sinai, night.

Nowhere does the shade relent,

Nowhere do the stars ignite.

Man should live and be content

To be man, and never tempt

Heights of ether, depths of gloom:

His flame is joined to mud and dirt;

Man is, for the sky, a spirit,

But for earth, he is a worm.

 

‘Shakespeare, Dante, Homer! Here

Squats your smoky tripod, Art.  

Art’s a specious instrument:

Can it light the firmament?

Always some antique idea

Born in Elis or Chaldea

Is revived in a fresh start.

Though you glitter in your sphere,

Human spirit, don’t aspire

To the Zenith with your fire.

 

‘Socrates and Zeno first

Fed the old myths to the flame;

You to Rome’s and India’s gods,

Never doubting, did the same;

Like Jason’s father, you immersed

In the infinitely vast,                                 

In the nameless nowhere, someone,

A Greek or an Egyptian Ammon:

One whom old Lucretius cursed,

One whom Job, the afflicted, blessed.

 

‘You take some chimerical

Figment of humanity,

Deck it out with aureole,

Thunder and eternity.

What you make, you then renew;

Trembling, you unveil and view

Your creation; gaze with awe,

Grant it life, beneficence,

Wisdom, bounty, providence:

Warm yourselves before this Nil.

 

‘Dreamer, in whatever myth

He is couched, there is no Baal

That does not contain the pith

Of a glittering ideal;

Just as there is not a thorn,

No dead tree in tumbled ruin,

No impure discarded coal,

But, should just a spark ignite

In the sullen black of night,

Glows immediately bright.

 

See the forest undergrowth,

Sorry tilth, retained at hazard:

Rags and tatters, shivering

At the cold slither of the lizard;

Throw a coal, and this poor holly

Blossoms out majestically

Like the gold tunic of a king.  

Lightning flares from shoddy briar:

All the purple tones of fire

Sleep in the woods’ waste scrap of cloth.

 

‘As a child, who throws in play

Some dry vine-twig on the flame,

Marvels at the beautiful

Coloured splendours: you’re the same:

You project the blaze of all

That is dreamt of by your soul

On the first god to come your way.

Speck of dust! To your surprise

Light and fire materialise

From this monstrous Irmensul.

 

‘With your feeble spark, derived

From a God who is perverse,

You’d establish a revived

Nature, a warmed-up universe:

Little man! You proudly preen

To have found the heart and core:

You’ll destroy the nights unclean,

Love our neighbours evermore.

Worlds shall shine, I hear you crow,

On our hills, the beacons glow!

 

‘You expect to see a dawn

Wider still and greater grown,

When your dream combusts a God

For one moment luminous.

No, dear soul, too frivolous:

Horror grips you, nothing less:

Icy temples! Dolorous

Delphi, Bethel woebegone.

Burning all the idol’s wood

Hardly warms your altar-stone.’

 

 



Timothy Adès est un poète traducteur britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, également de Federico García LorcaAlberto Arvelo Torrealba, Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.

Il a réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e. "Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les  "Chantefables"  et les "Rrose Sélavy" de Robert Desnos en anglais.

Membre de la Royal Society of Literature, administrateur de la revue "Agenda Poetry" (fondée en 1959 par Ezra Pound et William Cookson) et membre de son comité de rédactionLauréat  entre autres des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Publiés généralement le week-end).

Derniers ouvrages parus :  "Ringelnatz the Rhymer " , édition bilingue allemand-anglais (The High Window, 4 août 2024; Morgenstern's Magic", édition bilingue allemand/anglais des poèmes de Christian Morgenstern (1871-1914) (The High Window, 4 février 2024; "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico(Shearsman Books, 2019), édition bilingue espagnol/anglais; "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant" (Arc Publications, 2017), édition bilingue français/anglais, 527 pages, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

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