LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES
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Victor Hugo : L'art d'être grand-père.
A huit ans, il serait épris ! Pour la première fois… Son père le général est gouverneur d’Avila et de Ségovie, commandant de la province de Guadalajara, de la seigneurie de Molina et de la place de Madrid : la famille Hugo habite Madrid. Les petites amies de Victor enfant s’appellent toutes Pepa. C'est celle-ci, en même temps qu'une autre, qui est évoquée dans « Les Fredaines du grand-père enfant ». Pepita (celle de la toile de Goya) était la fille du Marqués de Montehermoso. Sa mère était la maîtresse du roi Joseph Bonaparte. Mais les détails sont faux, inventés, ben trovati. La fille naquit en 1801, Victor en 1802, ils jouent ensemble ; elle s'appelle Amalia de Aguirre y Acedo, 7e Marquesa. Sa mère : "María del Pilar de Acedo y Sarria, condesa del Vado y condesa de Echauz por herencia, y marquesa de Montehermoso por matrimonio." Son père : Ortuño de Aguirre-Zuazo y Corral, VI marqués de Montehermoso.
Portrait par Francisco de Goya de Maria de las Nieves Amalia del Pilar Aguirre Zuazo y Acedo, 2e duchesse de Castro-Terreño, marquise de Montehermoso, fille de Maria Pilar Acedo y Sarriá, marquise de Montehermoso, vers 1810 (collection privée depuis 2001).
LES FREDAINES DU GRAND-PÈRE ENFANT (1811)
PEPITA
Comme elle avait la résille,
D’abord la rime hésita.
Ce devait être Inésille… —
Mais non, c’était Pepita.
Seize ans. Belle et grande fille… —
(Ici la rime insista :
Rimeur, c’était Inésille.
Rime, c’était Pepita.)
Pepita… — Je me rappelle !
Oh ! le doux passé vainqueur,
Tout le passé, pêle-mêle
Revient à flots dans mon cœur ;
Mer, ton flux roule et rapporte
Les varechs et les galets.
Mon père avait une escorte ;
Nous habitions un palais ;
Dans cette Espagne que j’aime,
Au point du jour, au printemps,
Quand je n’existais pas même,
Pepita — j’avais huit ans —
Me disait : — Fils, je me nomme
Pepa ; mon père est marquis. —
Moi, je me croyais un homme,
Étant en pays conquis.
Dans sa résille de soie
Pepa mettait des doublons ;
De la flamme et de la joie
Sortaient de ses cheveux blonds.
Tout cela, jupe de moire,
Veste de toréador,
Velours bleu, dentelle noire,
Dansait dans un rayon d’or.
Et c’était presque une femme
Que Pepita mes amours.
L’indolente avait mon âme
Sous son coude de velours.
Je palpitais dans sa chambre
Comme un nid près du faucon,
Elle avait un collier d’ambre,
Un rosier sur son balcon.
Tous les jours un vieux qui pleure
Venait demander un sou ;
Un dragon à la même heure
Arrivait je ne sais d’où.
Il piaffait sous la croisée,
Tandis que le vieux râlait
De sa vieille voix brisée :
La charité, s’il vous plaît !
Et la belle au collier jaune,
Se penchant sur son rosier,
Faisait au pauvre l’aumône
Pour la faire à l’officier.
L’un plus fier, l’autre moins sombre,
Ils partaient, le vieux hagard
Emportant un sou dans l’ombre,
Et le dragon un regard.
J’étais près de la fenêtre,
Tremblant, trop petit pour voir,
Amoureux sans m’y connaître,
Et bête sans le savoir.
Elle disait avec charme :
Marions-nous ! choisissant
Pour amoureux le gendarme
Et pour mari l’innocent.
Je disais quelque sottise ;
Pepa répondait : Plus bas !
M’éteignant comme on attise ;
Et, pendant ces doux ébats,
Les soldats buvaient des pintes
Et jouaient au domino
Dans les grandes chambres peintes
Du palais Masserano.
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GRANDPA'S CHILDHOOD FROLICS
PEPITA
With hairnet and mantilla, so
That rhyme took time to fit her,
(Could she be Inesilla? No!)
She proved to be Pepita.
Sixteen, a beauty, in her prime,
A buxom señorita…
Whatever the preceding rhyme,
The end-rhyme was Pepita.
Pepita… Yes! The good times past:
Victorious. I remember!
It all comes flooding in so fast,
Like rip-tides in November,
When waves return the bladder-wrack
And roll the stony cullet.
An escort watched my father’s back,
A palace was our billet.
In Spain, in my beloved Spain,
O spring, O dawn so distant!
Aged eight, I was Pepita’s swain,
Though close to non-existent.
“My name is Pepa, boy:” (she spoke)
“My father is a grande.”
Amongst a folk beneath our yoke,
I thought myself a dandy.
Now Pepa stockpiled gold doubloons
Inside her silken hairnet;
And flames and joy and suchlike boons
Sprayed from her flaxen barnet.
Her watered silk from heels to hips,
Bolero jacket, bolas,
Blue velvet, jet-black lacy bits,
Danced in an aureolus.
Pepita, those were woman’s charms!
She needed no exertion.
Crushed by the velvet on her arms,
My soul embraced coercion.
My heart was like a menaced nest,
And fluttered in her chamber.
A rose bouquet was on her breast,
Her necklace was of amber.
Each day a whining pantaloon
Came begging for a pittance;
At the same time, a bold dragoon
Contrived to gain admittance.
The crumbling dotard asked for alms
In croaking self-abasement,
While the resplendent man-at-arms
Swaggered beneath the casement.
Amber and roses! As I live,
She bowed her eleganza,
And gave the poor man his, to give
The soldier his, bonanza.
Away they went, the swell more proud,
Less pitiful the codger;
On him a groat had been bestowed,
A glance upon the soldier.
I hovered at the window’s edge,
Too small to see, and trembling:
Smitten beyond my means to gauge,
Foolish beyond dissembling.
Said she with a coquette’s élan,
“O let our troth be plighted!”
The soldier was her fancy-man,
Her spouse, the boy benighted.
I made a nincompoop’s remark.
“Pipe down! Pipe down!” she pleaded.
Her dousing only fanned my spark!
The while this sport proceeded,
The troopers played at dominoes
And drank their toledano
In painted rooms and patios,
Palacio Masserano.
Translated by © Timothy Adès.
Published in How to be a Grandfather (Hearing Eye, London, 2012).
"Les Fredaines du grand-père enfant", l'Art d'être grand-père, Victor Hugo, illustration : paysage de la côte espagnole, Pépita en robe locale avec une
rose dans ses cheveux par Henri Caruchet qui signe 20 aquarelles dans édition (Calmann Lévy, 1878)
Portrait de Joseph Léopold Sigisbert Hugo (1773-1828), général de l’Empire napoléonien, après avoir été soldat puis officier de la Révolution, père de Victor Hugo, par Julie Hugo (Hauteville House (Guernesey.
Portrait par François Séraphin Delpech de Maria Pilar Acedo y Sarriá, marquise consort de Montehermoso et comtesse d’Echauz, amante de Joseph Bonaparte alors roi d'Espagne.
Pendant l'occupation française de l'Espagne, la famille de Victor Hugo habitait à Madrid, Calle del Clavel, n° 3 (où se trouvait le palais de Masserano), comme le rappelle cette plaque commémorative "La calle de Victor Hugo" (rue entre la Gran Via et la rue des Infantas).
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Timothy Adès est un poète traducteur britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, également de Federico García Lorca, Alberto Arvelo Torrealba, Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.
Il a réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e. "Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" et les "Rrose Sélavy" de Robert Desnos en anglais.
Membre de la Royal Society of Literature, administrateur de la revue "Agenda Poetry" (fondée en 1959 par Ezra Pound et William Cookson) et membre de son comité de rédaction. Lauréat entre autres des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.
Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Publiés généralement le week-end).
Derniers ouvrages parus : "Ringelnatz the Rhymer " , édition bilingue allemand-anglais (The High Window, 4 août 2024; " Morgenstern's Magic", édition bilingue allemand/anglais des poèmes de Christian Morgenstern (1871-1914) (The High Window, 4 février 2024; "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019), édition bilingue espagnol/anglais; "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant" (Arc Publications, 2017), édition bilingue français/anglais, 527 pages, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.
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