La première fois que je suis allé à New York, je devais avoir 25 ans.
De JFK Airport à Times Square, j'ai pris le métro. Je me suis souvenu de Visions de Cody (Visions of Cody), où d'une seule phrase de plusieurs pages, Jack Kerouac décrit les quais de Brooklyn, la suie. Après la banlieue et un tunnel, quand la rame est entrée dans Manhattan, j'en ai chialé.
Kérouac by Allen Ginsberg
Les gratte-ciels, les cab jaunes, les fumées, les réservoirs sur les toits, tout était comme dans le feuilleton Starsky et Hutch, les films de Steve McQueen. Je n'en revenais pas d'être là. Pendant trois jours, j'ai marché partout, sur les docks, à Central Park, jusqu'à l'embarcadère pour la statue de la Liberté, ébloui. Acheter un hot-dog en pleine rue me filait un frisson. Le dimanche, j'en rêvais depuis longtemps, j'ai assisté à une messe chantée en negro spiritual dans une église baptiste de Harlem.
C'était un office de gratification aux donateurs. Les familles s'étaient endimanchées, les mamas portaient des robes roses, jaunes, bleues, des chapeaux à voilettes et des gants blancs. Le pasteur annonçait les donateurs, par groupes successifs.
Chaque couple, bras-dessus, bras-dessous, à la queue-leu-leu, entonnait un tour d'honneur entre les bancs. J'ai mis du temps à comprendre. Plus les donateurs avaient versé d'argent, plus la chorale chantait fort et longtemps. C'était fou. C'était les USA.
J'attends que Joe Biden prenne la parole. J'attends le 46e président des Etats-Unis parce que depuis quatre ans, Trump m'a volé cette part de mon enfance, de ma jeunesse, d'un imaginaire, ce grand espace qui s'appelle America.
"Trump est sous cacheton maintenant" m'a mailé Andrew. Il dit aussi que la rage de Trump vient du fait qu'il n'aurait absolument plus d'argent, rien qu'un gouffre de dettes devant lui, gouffre dont la présidence le protégeait. Les télés américaines évoquent le débat au sein de l'état-major démocrate entre ceux conseillant de ne surtout pas bouger et d'autres qui considèrent une folie, au nom de la neutralité, de laisser l'espace aux proférations de Trump et au poison du complot.
2h51, heure de Paris. "Joe Biden ne prendra la parole que s'il est vainqueur", dixit l'animateur de BFMTV. Il ne cesse de contredire ses chroniqueurs, promettant un discours de Biden depuis deux heures pour garder un peu d'audience. Au fond, ils n'en savent rien. J'attends. Tout le monde attend. Tu attends, nous attendons que l'Associated-Press ou qu'une grosse télé déclarent le vainqueur. J'imagine Joe Biden devant la taloche, son paletot sur le bras du fauteuil, attendant de sortir ou de piquer un somme. C'est dingue.
J'attends de voir à travers leurs rues, la joie.
4h45, heure de Paris. Joe Biden arrive à son QG de Wilmington. 28.000 voix d'avance pour lui en Pennsylvanie. 80.000 suffrages restent à dépouiller. CNN affirme que son discours a été remanié. Biden ne pourra toujours pas se déclarer.
Il parle.
"74 millions de votes pour nous. 70 millions pour Trump".
"Nous progressons dans tous les états".
"Jamais un président n'aura été élu avec tant de voix".
"Chaque bulletin représente un homme, un américain".
Il rallie. "Nous sommes des Américains". "Mes adversaires ne sont pas mes ennemis". "Prendre soin de tous les Américains, c'est ça, le job". Il ne dit jamais Je.
Il reprendra la parole demain.
4h57. Joe Biden s'en va.
Retranché à la Maison-Blanche, Trump retwitte une analyse obscure sur des fraudes massives, vagues, sans ajouter un mot. (Il va la retwitter à nouveau une demi-heure plus tard, la même, comme groggy).
Le chef de cabinet de Donald Trump vient d'être tester positif au Coronavirus.
J'ai été rechercher Visions de Cody dans la bibliothèque pour voir, avant d'aller dormir, sur quels mots Kerouac achève son roman en 1952. Deux mots. Jack Kerouac écrit :
"Adios, Roi."
Jean-François Kervéan est écrivain, journaliste, critique littéraire et chroniqueur français.
Prix du premier roman 1995 (pour "La Folie du moment", 1994); Prix Renaudot des lycéens 1996 (pour
" L'Ode à la reine " , 1996); Prix Albert Bichot 2015 pour "Animarex".
Avec la cinéaste Catherine Breillat, il co-signe "Abus de Faiblesse" .
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